Un bateau pour l'enfer
étions extrêmement occupés, et qu’en ce qui concerne la situation des réfugiés, nous ne prendrions aucune mesure auprès du gouvernement cubain avant d’avoir reçu des instructions du département. M. Warren m’a répondu qu’il était très heureux de constater que j’avais évoqué le sujet, s’en étant lui-même entretenu avec M. Welles [52] , qui est totalement opposé à ce que nous tentions la moindre démarche auprès du gouvernement de l’île. Il m’a révélé que les comités de secours juifs de New York faisaient actuellement pression pour inciter des personnalités telles que Barney Baruch [53] à intervenir auprès du président Roosevelt, l’adjurant de faire pression sur le gouvernement cubain afin qu’il revienne sur sa décision d’interdire l’accès de son territoire aux réfugiés. Il a poursuivi en m’assurant qu’aucune intervention émanant de la Maison-Blanche n’irait dans le sens de M. Baruch. Et il a conclu en me félicitant sur la manière dont nous gérions la situation et a promis de m’informer dans le cas où des éléments nouveaux devaient survenir.
Coert du Bois
Consul général des États-Unis
M. Welles, qui est totalement opposé à ce que nous tentions la moindre démarche auprès du gouvernement de l’île…
Si Dan Singer avait pu lire le contenu de ce rapport, il est probable que son jugement sur le pays des libertés eût été fortement ébranlé. En soi, le texte était un chef-d’œuvre de langage diplomatique.
Ils étaient à présent sur le pont, et observaient l’incessant va-et-vient des canots à bord desquels parents et amis venaient tenter de dialoguer avec leurs proches par-delà les cris des vendeurs. Depuis deux jours, ces échanges de voix, de gestes, ces signes de la main étaient devenus un rituel. Misérables liens qui permettaient à certains de garder la foi.
En début d’après-midi, on vit tout à coup l’ Orduna lever l’ancre et se diriger vers le port. Il accosta au quai attribué à la compagnie Royal Mail Steam Packet.
« Ce n’est pas croyable ! cria quelqu’un. Ne sommes-nous pas arrivés les premiers ? »
Fritz Spanier – fidèle au rôle de modérateur qu’il s’était engagé à tenir – fit la première réponse qui lui vint à l’esprit :
« C’est sans doute parce que l’ Orduna est un plus petit bateau et qu’il transporte moins de passagers. Patience. Nous serons les suivants. »
Aaron Pozner écarquillait les yeux pour essayer de voir si les occupants du navire anglais débarquaient bien. Mais la distance était trop grande et l’on ne pouvait pas distinguer grand-chose.
Sur l’un des canots, Max Aber vit lui aussi l’ Orduna accoster. Abasourdi, il fit signe à Renate et Evelyin qu’il reviendrait le lendemain et ordonna au pêcheur qui l’accompagnait de le ramener immédiatement au port.
Une demi-heure plus tard, il déboulait dans le bureau de la Hapag.
« Vous avez vu ? Les passagers du bateau anglais ont débarqué ! »
Avant que l’agent n’eût le temps de répondre, il poursuivit.
« Savez-vous que j’ai été décoré de la Croix de fer, gagnée au combat ! Je me suis battu pour l’Allemagne. Ne croyez-vous pas que cet honneur qui m’a été accordé devrait rejaillir sur mes filles ? Vous devez intervenir ! Vous devez plaider leur cause ! Pour quelle raison ne seraient-elles pas traitées comme les passagers du navire britannique ? »
Clasing esquissa un mouvement de la main qui se voulait apaisant.
« Calmez-vous, docteur Aber. Les passagers de l’ Orduna n’ont bénéficié d’aucun traitement de faveur. Une trentaine d’entre eux seulement ont été autorisés à descendre à terre. Et tous sont des Cubains. Il n’y a pas un seul réfugié parmi eux. »
Une expression incrédule traversa le visage du médecin.
« Vous voulez dire que les autres vont subir le même traitement que ceux du Saint-Louis ? Ils sont rejetés ? »
Clasing confirma.
« Pour preuve, vous pourrez constater que d’ici la tombée de la nuit l’ Orduna lèvera l’ancre et reprendra la mer.
— Pour aller où ? Quelle destination ?
— Je n’en sais rien. Pour tout vous dire, je m’en fiche. Je ne suis préoccupé que par le sort réservé au Saint-Louis. »
Brisé, Max Aber quitta le bureau. Durant tout le trajet qui le séparait de son hôtel, il ne cessa de se répéter : « Ce n’est pas possible. Ce mauvais rêve doit
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