Un bateau pour l'enfer
n’en sais trop rien. Je viens de vous le dire, le climat n’est pas très favorable. Je vous tiendrai au courant. »
Berenson rentra à l’hôtel et sans tarder composa le numéro de téléphone du ministre de l’Agriculture, Garcia Montes. Il connaissait assez bien le personnage pour l’avoir rencontré lors de son passage aux États-Unis. Il était alors venu négocier un accord sur le sucre. De même qu’il connaissait son prédécesseur, Lopez Castro, qu’il avait eu l’occasion de croiser dans les mêmes circonstances. Montes, en tant que ministre de l’Agriculture, avait directement accès au président.
L’homme l’accueillit par un chaleureux :
« Que puedo hacer para usted ?
— Il faut absolument que je voie le président. Pourriez-vous m’aider ?
— Avez-vous essayé de le joindre directement ?
— Non. C’est l’avocat du comité qui s’en est chargé. Mais il a trouvé porte close.
— Je vois. »
Il reprit la même formule que le Dr Bustamente :
« Je crois savoir que le climat n’est pas très favorable.
— Alors que me suggérez-vous ?
— D’écrire personnellement au président.
— Vous pensez que ce sera suffisamment efficace ?
— Je le pense, oui. »
Berenson jugea inutile d’insister. Le ton de la voix lui soufflait que pour l’instant il valait mieux s’en tenir à ce conseil.
Il s’installa au bureau qui meublait sa suite et, appliquant les conseils de Montes, rédigea la lettre à l’intention de Brù. Il y sollicitait un rendez-vous pour le lendemain, mercredi 31 mai.
Il quitta l’hôtel, héla un taxi et déposa lui-même la lettre au secrétariat du palais présidentiel.
En repartant, l’image du colonel Batista traversa son esprit. Mais il la rejeta aussitôt. Il était préférable d’aller rendre visite au maire de La Havane qui faisait partie de ses connaissances, et d’essayer de le persuader d’appuyer sa demande de rendez-vous. Plus tard, si les choses coinçaient vraiment, il serait toujours temps de tenter d’entrer en rapport avec Batista.
Berenson n’avait pas tort. Pour l’instant du moins, cette éminence grise ne voyait aucun avantage politique à tirer de l’affaire du Saint-Louis. S’il intervenait en faveur des réfugiés, non seulement il s’attirerait les critiques de la population mais, plus grave encore, il serait accusé de couvrir les malversations commises par Benitez. Non. Il valait bien mieux laisser Brù se dépêtrer tout seul. Le jour où il déciderait de sortir de son antre, ce serait uniquement pour aller à la rescousse de ses propres intérêts. Pour l’heure, ceux-ci n’étaient pas en cause. De plus, Batista, homme d’expérience, n’ignorait pas que les politiciens cubains ne différaient en rien de leurs collègues des autres pays : au premier retournement de l’opinion publique, ils feraient marche arrière. La tentative de suicide de Max Loewe faisait précisément partie du genre d’acte susceptible de modifier la donne. La nouvelle s’était répandue à travers la ville. La presse s’en était fait l’écho à travers les pages du New York Times. L’image du président Brù risquait fort d’en souffrir. Celle du président, mais aussi celle de son épouse. En effet, ce jour même, sur les conseils de Milton Goldsmith, le comité des passagers avait rédigé un télégramme à l’attention de M me Brù. Il disait ceci :
900 PASSAGERS DONT 400 FEMMES ET ENFANTS VOUS DEMANDENT D’USER DE VOTRE INFLUENCE POUR NOUS AIDER À SORTIR DE CETTE SITUATION TRAGIQUE – STOP – TRADITION HUMANITAIRE DE VOTRE PAYS ET VOTRE SENSIBILITÉ DE FEMME NOUS DONNENT ESPOIR QUE VOUS NE REJETTEREZ PAS NOTRE PRIÈRE
Ce 30 mai, la chaleur avait transformé le Saint-Louis en une véritable fournaise. On eût dit que les portes de l’enfer s’étaient entrouvertes. Pour les passagers, c’était un élément de plus qui venait se greffer aux tensions déjà présentes.
« L’atmosphère était si tendue, devait rapporter le marin Karl Glissmann, que sans arrêt des groupes de dix, vingt ou trente personnes se formaient sur les ponts. Un homme est monté sur une chaise et à commencer à haranguer les gens. Je me suis dit : “Ça y est, ça va exploser.” La nuit, c’était pire encore. Comme il n’y avait que quelques marins de garde, ils auraient pu facilement prendre le dessus. »
Qui serait le suivant ? s’étaient aussi demandé tour à tour le
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