Un bateau pour l'enfer
mer.
« Faites une annonce par haut-parleur, ordonna Schröder. Que tout le monde se regroupe dans le grand salon. »
Il n’était pas loin de 10 h 20.
Un quart d’heure plus tard, le grand salon était bondé. Ceux qui n’avaient pas pu y pénétrer étaient restés dans le couloir. Femmes, enfants aux aguets. Le cœur au bord des lèvres.
Milton Goldsmith s’était hissé sur une chaise pour mieux dominer l’assemblée. À ses côtés se tenait un représentant des forces de l’ordre chargé d’écouter et de rapporter à ses supérieurs les propos qui allaient être échangés.
« Frères, sœurs », commença Goldsmith en allemand.
Aussitôt, il fut repris sèchement par l’officier cubain.
« En anglais, señor ! »
Le représentant du comité protesta :
« Mais c’est absurde ! Tout le monde ici ne parle pas cette langue.
— Alors un passager traduira.
— Vous pouvez au moins nous accorder le droit de nous exprimer dans notre langue natale ! »
L’officier persista dans son refus.
« En anglais, señor Goldsmith. Sinon vous devrez quitter le navire. »
Le directeur du Comité se résigna.
« Sœurs, frères, reprit-il, j’ai pleinement conscience de la tragédie que vous êtes en train de vivre. Je vous demande seulement de ne pas perdre confiance. Dans ces ténèbres qui nous environnent existe une lumière d’espoir. Tout n’est pas perdu. Sachez qu’ici, à La Havane, mais aussi à New York et dans le monde entier, des gens se battent à vos côtés. Des personnalités importantes sont en train de tout faire pour que justice vous soit rendue. Vous n’êtes pas seuls. La presse internationale s’est emparée de votre histoire. À l’heure qu’il est, plus personne à travers le monde n’ignore le traitement inique qui vous est infligé. Le Joint n’a pas l’intention de baisser les bras. Notre organisation fera en sorte que vous ne rentriez jamais en Allemagne. Vous débarquerez. Ici, ou ailleurs. Mais, je vous le répète, pas en Allemagne. »
Il marqua une courte pause, puis :
« Le comité des passagers sera tenu au courant – heure par heure si possible – de chacune de nos démarches, ainsi que de celles du Joint à New York et il vous les transmettra. »
Il promena un regard ému sur l’assistance et conclut :
« N’oubliez pas. Vous êtes une seule et même famille maintenant. Et en tant que telle, vous êtes une force. Gardez espoir. »
Un silence bouleversant succéda à l’allocution. Point d’applaudissements. Juste quelques sanglots étouffés.
Au moment où Goldsmith quittait le salon, Herbert Manasse jeta un coup d’œil à sa montre.
« Onze heures. Nous avons une heure de retard.
— Retard ? Que voulez-vous dire ? répliqua Josef Joseph avec un sourire las. Personne ne nous attend. »
11 h 10
Dans un roulement de chaînes, l’ancre jaillit de la surface des flots.
Élise Loewe et ses deux enfants observaient en silence la masse métallique qui remontait le long de la coque. Quelques minutes plus tard, le navire s’ébranla.
Le regard d’Élise se perdit dans les brumes de chaleur. Là-bas, dans une chambre d’hôpital, reposait son époux. Aux dernières nouvelles, son état s’était amélioré. Mais quand ? quand le reverrait-elle ? Le reverrait-elle jamais ? Bientôt, La Havane ne fut plus qu’un tout petit point.
« Ce fut le départ le plus triste qu’il m’ait été donné de vivre, écrira Schröder. Les femmes étaient terriblement inquiètes. “Capitaine, me demandèrent certaines d’entre elles, où nous emmenez-vous ?” Et pour la première fois de toute mon existence de marin, je ne pouvais pas répondre à cette question. »
À Berlin, Goebbels exultait…
18
« Samedi matin, 3 juin, écrit Erich Dublon. Le navire navigue à présent, à mi-chemin entre Cuba et les côtes de Floride. On peut voir des bancs de poissons volants qui jaillissent des flots par intermittence. Depuis notre départ, toutes les deux heures, des messages en provenance du Joint de New York sont affichés. Tous répètent inlassablement la même chose : “Courage, nous travaillons pour vous.” Nous espérons encore des nouvelles favorables de La Havane. Les passagers qui y possèdent de la famille errent sur les ponts, la mine désespérée. Heureusement qu’il reste de quoi fumer. Un bon cigare, de temps à autre, permet de mieux supporter la situation. »
À dix heures,
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