Un bateau pour l'enfer
Berenson poussa la porte du major Garcia. Depuis sa rencontre avec Benitez, l’avocat n’avait pas cessé de se tourmenter. Et si l’homme avait dit la vérité ? Si vraiment lui et Garcia avaient bien été délégués pour négocier officieusement ? Il allait en avoir le cœur net.
« Ne vous faites pas de souci pour si peu ! s’exclama le major dès que Berenson lui eut relaté son entrevue avec Benitez. Oubliez tout. Et surtout n’en parlez à personne. L’important, c’est ce qui est en cours. Je dois voir le président tout à l’heure à propos du projet. Je vous téléphonerai dès mon retour. Vers dix-neuf heures.
— Mais ce document dont m’a parlé Bustamente ? Écrit de la main du président…
— Je vous répète oubliez tout ça. Vous avez l’appui de Batista. Tout ira bien. »
Et sans plus attendre, prétextant une affaire urgente, il raccompagna Berenson à la porte.
De retour à son hôtel, l’avocat eut un autre visiteur. Il s’agissait de Nestor Pou, le consul de la République dominicaine dont le gouvernement avait laissé entendre qu’il était disposé à accepter les rejetés du Saint-Louis . Curieusement, les conditions soumises par le consul furent, à quelques nuances près, identiques à celles évoquées par le fils du colonel Benitez : un demi-million de dollars. L’avocat répondit pour la forme qu’il transmettrait la proposition au Joint de New York.
Vers quatorze heures, alors qu’il était monté s’allonger dans sa suite, il reçut le coup de téléphone qu’il espérait du major Garcia.
« Alors, s’empressa-t-il de s’enquérir, que pense le président de la garantie de cinquante mille dollars que je lui ai proposée ?
— Il pense, señor, qu’elle est très insuffisante.
— Dans ce cas, que suggère-t-il ?
— Le triple. »
Berenson fit à son interlocuteur la même réponse qu’au consul de Saint-Domingue :
« Je dois en référer à New York.
— Parfait.
— Est-ce que dans ce montant nous pouvons inclure les passagers de l’ Orduna et du Flandre ?
— Sans problème. Le président vous recevra demain midi dans sa maison de campagne de Párraga. »
La confiance de l’avocat se trouva revigorée. Oui, se dit-il en raccrochant. Il avait eu raison, dès le début, tout cela n’était qu’une histoire d’argent. Ce fut aux alentours de dix-huit heures que Berenson put joindre Joseph Hyman à New York.
Contre toute attente, ce dernier ne parut pas choqué outre mesure par les exigences du président cubain.
« OK pour cent cinquante mille dollars. Et, à tout hasard, sachez que vous avez une marge de manœuvre de cinquante mille dollars de plus. Nous sommes disposés à verser immédiatement la somme, à condition bien entendu d’obtenir les garanties nécessaires. »
Puis Hyman demanda :
« Et la République dominicaine ?
— Sincèrement, je ne pense pas qu’il soit nécessaire de perdre notre temps à étudier leur proposition. Il serait nettement préférable de concentrer tous nos efforts sur Cuba. »
Pendant ce temps-là, le Saint-Louis continuait de voguer en cercles monotones à quelques milles des côtes de Floride avec neuf cent sept personnes qui luttaient contre le désespoir. Neuf cent sept personnes, bien loin d’imaginer que leur droit de vivre ou de mourir se résumait à une feuille comptable. Comme si le regard des enfants, les âmes, la chair ne valaient guère plus qu’un ballot de fret. Ainsi que devait l’écrire quarante-huit heures plus tard le consul général Coert du Bois : « J’ai dit à M. Berenson que lui-même et ses confrères à New York avaient géré cette affaire comme des maquignons au lieu de défendre avant tout l’élément humanitaire. »
Dans le même temps, à des milliers de kilomètres de là, à Paris, un homme s’échinait lui aussi à trouver une issue viable à la tragédie. C’était Morris Troper, le président-directeur général du Joint pour l’Europe. Dès qu’il eut pris connaissance de la position du gouvernement cubain, il entra en contact avec des responsables français et britanniques pour savoir si ces deux pays seraient disposés à accueillir les passagers du Saint-Louis dans le cas où la solution cubaine serait définitivement abandonnée et si le navire n’avait plus d’autre choix que de regagner Hambourg. Il n’avait toujours pas obtenu de réponse concrète.
Ce même 3 juin, le gouvernement
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