Un caprice de Bonaparte
Si je ne lui avais pas débité à temps l’histoire du divorce, le type serait devenu insolent. Il est grand temps de mettre fin à cette bagatelle. Nous avons à nous occuper maintenant de la campagne de Syrie et non des sentiments de M. Fourès !
CINQUIÈME TABLEAU
Le lendemain matin. Même cadre. Fourès et Deschamps attendent.
FOURÈS, voix sourde.
Je ne peux pas croire cela, je ne le peux pas ! Vous la connaissez tous, tu la connais, Deschamps. Non, ce n’est pas une coureuse qui dit oui au premier signe ! On a dû la tromper, tout comme moi, pauvre imbécile qui me suis mis les cuisses en sang pour permettre à l’autre de se fourrer plus vite dans mon lit. ( Il donne un vigoureux coup de poing sur la table .) Oh, les canailles, les coquins !
DESCHAMPS.
Contiens-toi, Fourès ! Serre les dents !
FOURÈS.
Me faire cela à moi, justement à moi ! Un chien ne l’aurait pas servi mieux, ni plus fidèlement que moi, ce Bonaparte ! A d’autres ils ont collé des galons et des places, alors que moi je n’avais rien, rien que ma Bellilotte ! Et lui ils l’ont fait général en chef, ils lui refilent des millions, sa gloire se répand dans le monde entier, il peut tout avoir, tous les hommes et toutes les femmes... pourquoi alors me voler, moi, justementmoi ? ( Deschamps se tait et Fourès continue .) Mais explique-moi donc : j’ai lu quelque part... non, c’est le curé qui nous l’a racontée quand nous étions enfants, cette histoire de la Bible, l’histoire de l’homme riche qui a mille ou dix mille brebis, alors que son voisin, le pauvre, n’a qu’un agneau, un seul. Mais ce n’est pas le pauvre qui jalouse l’autre, c’est le riche qui s’empare encore de l’agneau du pauvre, de son seul bien... Et dis, sais-tu comment se termine l’histoire de la Bible ? Que dit le bon Dieu devant cette injustice, lui qui soi-disant est là pour juger et pour punir ?... Et les autres, que font-ils, les autres, les camarades, les voisins, les amis ? Hein ?
DESCHAMPS.
Laisse donc ces histoires de la Bible...
FOURÈS.
Rien, je te dis, le bon Dieu ne dit rien et ne fait rien à l’homme riche... Pas plus alors qu’aujourd’hui. Il se tait, regarde et brûle de l’encens dans sa pipe. Peut-être même trouve-t-il du plaisir à ce spectacle. Personne ne vient en aide au pauvre diable, personne, et lorsqu’il crie, Dieu se bouche les oreilles. Et les amis... sais-tu ce qu’ils disent : « Contiens-toi, Fourès, contiens-toi. »
DESCHAMPS, vivement.
Ils arrivent ! Encore une fois : serre les dents.
FOURÈS.
Et les poings aussi, dans ma poche, n’est-ce pas ? Ça ferait bien leur affaire à ces messieurs...
(Entrent : Dupuy, commandant du Caire, suivi à quelque distance par Berthier qui est visiblement gêné. Derrière eux, timide, émue, les yeux baissés, Bellilotte. Involontairement, obéissant à la discipline. Deschamps et Fourès se mettent au garde-à-vous.)
DUPUY, le masque impassible, s’approche de la table, sort quelques feuillets de sa serviette, les dispose, en prend un et lit :
Au nom du général en chef Bonaparte, affaire de divorce entre le lieutenant François Fourès et sa femme Pauline, tous deux présents, ainsi que le chef d’état-major Berthier et l’officier d’intendance Deschamps, agissant comme témoins. ( Pause .) Etant donné que le divorce a été demandé d’un commun accord par les deux conjoints.
FOURÈS l’interrompt, la voix dure, acerbe.
Je n’ai jamais formulé pareille demande...
DUPUY, un peu interloqué, cherche à se donner une contenance en feuilletant ses papiers.
Oui, c’est exact, la demande a été présentée par la citoyenne Fourès... parce que... parce qu’elle ne s’entend pas avec son mari...
BELLILOTTE sursaute, lève les bras et d’une voix explosive.
Non ! ( Puis, comme effrayée de son audace, baissant la voix : ) Jamais, non... jamais... je n’ai dit cela...
DUPUY, irrité.
Alors, veuillez bien indiquer vos motifs !
BELLILOTE avance hésitante, très lentement, puis à voix saccadée et sourde :
J’ai consenti au divorce parce que... parce que... ( Elle élève soudain la voix et parle avec véhémence .) Je connais Fourès comme un homme d’honneur et l’estime comme tel... et moi je me suis conduite misérablement avec lui... Parce que je ne veux pas qu’il connaisse la honte
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