Un caprice de Bonaparte
immobile. Bellilotte a attendu vainement un mot de lui, puis s’est repliée sur elle-même. Elle recule toujours plus ; puis, brusquement, elle prend la fuite pour cacher ses larmes. Deschamps l’accompagne. Silence.)
BERTHIER, qui jusque-là s’est tenu à l’écart, s’avance vers Fourès. Sur un ton cordial, presque familier :
Citoyen lieutenant, j’aimerais pouvoir vous témoigner à quel point je compatis à votre sort. Si je puis vous être utile, je suis à votre service.
FOURÈS, entre ses dents.
Je n’ai pas de souhaits particuliers à formuler, citoyen général. Le lieutenant Fourès va où on l’envoie et fait ce qu’on lui ordonne de faire !
BERTHIER.
Je pensais seulement que cela vous serait peut-être pénible maintenant de rencontrer tout le temps votre femme... heu... votre ex-femme... Et je me disais qu’une mutation vous serait agréable, peut-être...
FOURÈS, glacial.
Je ferai ce que vous m’ordonnerez, citoyen général.
BERTHIER.
Tenez, par exemple : il y a justement une vacance à Mansourah ! Est-ce que cela vous dirait quelque chose d’y aller ?
FOURÈS, même ton.
Je suis à vos ordres, citoyen général.
BERTHIER.
Alors au nom du général en chef, je vous passe le commandement de Mansourah et ce avec le grade de capitaine !
FOURÈS, qui a pâli, l’arrête net.
Non ! Merci, pas de ce marché ! Je veux bien me faire casser les os, mais n’accepte pas de faveur. Je ne veux pas qu’un lit me serve de tremplin.
BERTHIER.
Mais, mon cher Fourès, personne ne pense à cela. Votre tour est venu depuis longtemps... et vos mérites sont connus depuis Damiette !
FOURÈS, interrompant sur un ton tranchant.
Et l’on m’en a largement récompensé. Acceptez les remerciements que le devoir m’impose, citoyen général, mais ce genre d’affaire ne me plaît pas. Ce qui reste dû, je compte bien le payer dès mon retour en France... à lui comme à chacun des autres qui ont été mêlés à cette très honorable affaire. Jusque-là je fais mon devoir, mais comme lieutenant ! Comme lieutenant seulement !
BERTHIER, froidement.
Comme il vous plaira ! Demain à six heures vous vous présenterez à l’escadron qui part pour Mansourah !
FOURÈS, ton neutre du soldat.
A vos ordres, citoyen général !
SIXIÈME TABLEAU
Six mois plus tard. Cour du grand quartier général : même décor qu’au premier acte. Le lieutenant Deschamps, un groupe de soldats et de sous-officiers sont réunis et rient bruyamment.
DESCHAMPS.
C’est de la blague tout ça, des stupidités.
PREMIER SOLDAT.
Mais tout le monde le sait qu’il veut se débarrasser de Joséphine parce qu’elle ne lui fait pas un héritier. Moi je crois volontiers à cette histoire de sage-femme et de Bellilotte.
DEUXIEME SOLDAT.
Quand bien même tu n’y croirais pas, la chose est aussi vraie qu’il y a un règlement. Par trois fois déjà, il a envoyé la Bellilotte chez cette sorcière arabe, chez cet épouvantail qui a des cheveux couleur de fumier et un anneau de cuivre dans le nez. Et chaque fois la pauvre a dû se déshabiller et se laisser palper par cette garce ! Et comme malgré tous ses tours et toutes ses farces il ne se passait rien, la vieille lui a fait avaler une cochonnerie quelconque qui fait grossir le ventre... Il ne peut pas attendre, le général, il est pressé d’avoir un fils, comme il l’est avec tout ce qu’il veut.
PREMIER SOLDAT.
Et dire que nous autres avec la blonde on est contents si un coup passe à côté !
(Tous éclatent de rire. Pendant ce temps arrive Fourrès, maigre, défait, vieilli. Bien qu’enveloppé dans sa capote, il grelotte, la fièvre le secoue.)
DEUXIEME SOLDAT, l’aperçoit et tout bas, aux autres :
Attention !
(Tout le monde cesse de rire. Un silence pénible s’ensuit.)
FOURÈS, d’une voix sombre et tout en débouclant son ceinturon :
On dirait que je vous dérange...
DESCHAMPS.
Mais voyons, Fourès !
FOURÈS.
C’est pourtant ainsi. Vous étiez en train de rire comme des fous. Il est à croire que ma présence chasse votre bonne humeur...
DESCHAMPS.
Quelles bêtises tu dis là ! Tu connais bien cet idiot de Coujas et ses gasconnades qui vous font crier d’énervement plutôt que de plaisir...
FOURÈS.
Allons, vas-y, Coujas,
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