Un collier pour le diable
inhabituelle chez la sauvageonne des landes bretonnes… Mais qui diable pouvait être ce bonhomme replet aux allures de propriétaire qu’elle appelait son ami avec la désinvolture de l’intimité ?
Le soleil était couché depuis longtemps déjà. La nuit venait emplissant d’une ombre plus dense les profondeurs de cette rue encaissée entre les murs de ses maisons. Toujours immobile dans son recoin, figé dans cette immobilité totale qu’il avait apprise de la guerre indienne, et qu’il savait imposer à Merlin, Gilles, devenu à peu près invisible, vit arriver avec son échelle l’allumeur de lanternes qui avait si bien renseigné Pongo à l’aube de ce jour. Quelques instants plus tard, deux fanaux s’allumaient, balancés à leur corde tendue de part et d’autre de la rue : l’un presque à l’angle du boulevard, près de la boîte aux lettres 6 peinte en bleu qu’il éclairait en plein, l’autre à l’extrémité de la rue à côté de la petite statue de saint Gilles, mais on ne pouvait dire qu’entre les deux, l’endroit fût parfaitement éclairé.
Un instant, l’homme s’était arrêté auprès de la berline pour aider le cocher descendu de son siège à allumer ses propres lanternes puis, toussant et traînant les pieds, il s’éloigna pour continuer son ouvrage laissant la rue à sa solitude.
Le temps continua de couler, difficile à évaluer. Un peu d’animation se manifesta tout de même. Des bruits de voix sortant de quelques fenêtres ouvertes sur la fraîcheur du soir et le parfum des tilleuls dont les cimes frissonnantes dépassaient le mur du couvent. Une lumière se montrait aussi de loin en loin mais la façade du n o 10, que Gilles alla contempler dans l’espoir d’apercevoir quelque chose, demeurait noire et muette. Le seul être vivant était le cocher qui somnolait sur son siège, le dos rond, avec la résignation des gens de son état habitués aux longues patiences…
Enfin, comme l’horloge de la Bastille venait de sonner la demie de dix heures, la maison muette se réveilla. Le cocher en fit autant. Un valet parut, armé d’une lanterne qui répandit une lumière jaune sur les gros pavés ronds, sur la voiture et sur quatre personnes en qui Gilles n’eut aucune peine à reconnaître Judith, l’homme qui l’escortait, la comtesse et l’élégant aux cheveux rouges qui remplissait auprès d’elle les fonctions de secrétaire à tout faire.
Les adieux furent brefs. On échangea des saluts cérémonieux sans qu’il fût possible au guetteur de saisir une seule parole ; puis la jeune fille et son mentor remontèrent en voiture tandis que la porte se refermait et que tout s’éteignait. La rue était redevenue presque entièrement obscure quand la berline s’ébranla. Mais Gilles était déjà en selle.
Sans bouger, il laissa l’attelage descendre l’artère, tourner dans la rue Saint-Louis en direction de la place Royale et alors seulement s’élança sur sa trace, comptant sur le vacarme des roues ferrées sur le pavé pour étouffer le pas de son propre cheval.
La nuit était très sombre et la chaleur, devenue étouffante, tournait à l’orage mais il n’eut aucune peine, en gardant les yeux sur les lanternes de la voiture, à la suivre à travers le dédale des rues de Paris sans s’en trop approcher.
Le voyage dura assez longtemps. On prit successivement la rue Saint-Antoine, la rue de la Tisseranderie, la rue de la Coutellerie et la rue de la Boucherie jusqu’au Grand-Châtelet puis, par le pont au Change, la rue de la Barillerie et le pont Saint-Michel, on atteignit la rue de La Harpe que l’on remonta sur toute sa longueur jusqu’à la place Saint-Michel 7 . Alors apparurent, surgissant des frondaisons d’un grand parc, le dôme, le haut toit d’ardoises et les murs à l’italienne hérissés d’échafaudages du palais du Luxembourg 8 , résidence parisienne habituelle de Monsieur.
La voiture tourna à angle aigu se dirigeant vers la façade brillamment éclairée du Théâtre Français 9 où il devait y avoir représentation, passa devant sans s’arrêter pour s’engager, presque aussitôt, sous l’imposante tour-porche sommée d’un dôme où veillaient, en uniforme rouge soutaché d’or et d’argent, la poitrine barrée d’un baudrier rayé d’or et argent, les Gardes de la Porte de Monsieur.
Elle s’arrêta un instant sous le porche, sans doute pour satisfaire au contrôle du corps de garde puis, pénétrant
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