Un collier pour le diable
sous le bras et un voile sur la tête, s’en allait au salut en rasant les murs. Elle lui jeta un coup d’œil furtif et poursuivit son chemin. Mais, commençant à penser qu’il perdait son temps et risquait tout juste de se faire remarquer, Gilles allait remonter sur son cheval et abandonner sa faction quand le roulement d’une voiture qui se faisait entendre sur le boulevard depuis un moment, ralentit quand la voiture s’engagea dans la rue Saint-Gilles et s’arrêta tout à fait, tout justement devant le n o 10.
Il s’agissait cette fois d’une élégante berline de ville à caisse noire sans autre ornement qu’une simple rose peinte sur les portières. Les hautes roues fines étaient laquées de rouge et le siège du cocher se drapait d’un beau velours noir à quilles rouges et glands d’or : une véritable voiture de seigneur ! Un homme d’une quarantaine d’années en descendit. Il était de taille moyenne mais, grâce à son teint olivâtre, son cou épais, son nez épaté et retroussé du bout, ses yeux à fleur de tête mais très noirs et dont le regard semblait singulièrement perçant, il ne passait pas facilement inaperçu. Malgré la température estivale, un grand manteau noir l’enveloppait presque entièrement et un vaste tricorne surmonté d’une curieuse plume rouge était enfoncé jusqu’à ses sourcils.
À peine à terre, il drapa son manteau sur son bras pour offrir sa main à une femme en robe blanche qui jaillit de la voiture plutôt qu’elle n’en descendit en repoussant avec un éclat de rire la main tendue.
— Je ne suis pas assez vieille pour que l’on m’aide à descendre, mon ami ! Gardez cela pour les douairières.
Au son de la voix, Gilles sursauta et retint un cri. Entre le grand fichu de mousseline blanche drapé sur la poitrine ronde de la jeune fille – car c’en était une – et le grand chapeau de paille naturelle garni de feuilles vertes, il venait d’apercevoir une cascade de boucles enflammées, l’étincellement d’un regard sombre, la grâce impertinente d’un profil, l’éclat d’un sourire, tout un ensemble sur l’identité duquel il ne pouvait plus se tromper : c’était Judith, Judith elle-même, Judith en personne qui, escortée d’un homme inconnu, pénétrait de son allure dansante dans la maison d’une conspiratrice.
Le ciel s’ouvrit. Le cœur cognant contre ses côtes sur le rythme enragé d’un tambour battant la charge, il se sentit envahi d’une sorte de paix bienheureuse, proche voisine de ce qu’il avait déjà ressenti dans le parc de Trianon mais plus pure, plus fraîche car elle avait les couleurs claires de la certitude. L’instant suivant, par exemple, il lui fallut faire sur lui-même un terrible effort pour résister à l’impulsion qui allait le jeter en avant. S’il ne s’était maîtrisé, il se fût rué à l’assaut de cette maison pour y chercher celle que, de toutes les femmes au monde, il aimait le plus, celle qui avait été, était et serait toujours l’impulsion secrète de tous ses travaux, leur but final et leur récompense tout à la fois, si Dieu le voulait ainsi. Un but toujours à atteindre peut-être, une récompense sans cesse remise en question car Judith appartenait à cette race de femmes que l’on ne peut garder qu’à condition de les conquérir sans cesse, de mériter continuellement leur tendresse et leur admiration, l’une n’allant jamais sans l’autre.
Quel bonheur Gilles n’eût-il pas éprouvé à enfoncer la porte de cette maison pour en arracher Mlle de Saint-Mélaine à la barbe de ces gens dont il savait bien qu’ils ne pouvaient pas être pour elle une société convenable ; mais, s’il voulait essayer de comprendre quelque chose à ce qui se manigançait derrière cette façade si paisible et si apparemment respectable, il lui fallait contenir des élans d’une jeunesse par trop irréfléchie.
Fermement décidé à ne plus bouger de son poste d’observation, dût-il passer dans la rue une seconde nuit blanche, et à suivre l’élégante voiture noir et rouge où qu’elle allât, fût-ce en enfer, le jeune homme croisa les bras sur sa poitrine et reprit sa faction, une faction d’ailleurs singulièrement ensoleillée par la vision rapide qu’il avait eue de la jeune fille et par l’émerveillement que lui avait causé une beauté, non seulement inchangée, mais affinée, accrue encore par l’élégance d’une toilette parfaitement
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