Un collier pour le diable
toute façon, vous ne risquez plus d’être massacré…
— Autrement dit, vous ne vous êtes battu que pour me sauver ? J’avoue ne pas en voir la raison… à moins que vous ne soyez pas espagnol.
— Je suis d’Aragon, donc plus espagnol que toute l’Espagne. Mais je suis peintre et j’aimerais faire votre portrait… tout au moins quand vous aurez changé de couleur ! Allons boire un pot d’amontillado à la taverne de Los Reyes qui est voisine pour nous remettre… et je vous expliquerai la corrida. Je la connais bien, il m’arrive parfois encore de « matar el toro… 2 ».
Deux heures plus tard, superbement ivres et toujours aussi sales, les deux adversaires ronflaient avec application de chaque côté d’une table de cabaret… Mais ils étaient désormais amis à la vie à la mort.
Gilles se pencha pour voir ce que dessinait son ami. C’était le trône de la Reine de Mai environné de ses suivantes et de ses adorateurs.
— Un nouveau carton de tapisserie pour l’Académie de San Fernando ?
— Naturalmente ! C’est la seule peinture avec des portraits mondains que ma femme admette que j’exécute, répliqua Paco avec un rien d’amertume teintée de mépris. Gilles savait déjà que son mariage avec Josefa Bayeu, prude, sévère et uniquement tournée vers l’académisme, n’était pas une réussite. « Cela ne durera pas toujours !… » continua le peintre qui, brusquement, fourra son carnet dans sa poche. « Mais assez pour aujourd’hui ! Allons boire un verre de vin, manger des saucisses à l’ail et puis nous irons danser !… »
Le chevalier secoua la tête.
— Impossible, Paco ! Je suis de garde au palais ce soir. Il faut que je rentre. Cela doit t’expliquer pourquoi je n’ai pas l’air plus gai.
— Je vois ! Mais dis-moi, amigo , quel genre de garde montes-tu au palais ?
— Quel genre de… Que veux-tu dire ? Tu es peintre du Roi, tu devrais être au courant du service des Gardes du Corps ?
— En effet. Reste à savoir de quel corps il s’agit. Est-ce celui de notre vieux roi… ou bien celui de la princesse des Asturies ?
Brusquement détendu, Gilles partit d’un éclat de rire.
— Paco, mon ami, tu écoutes trop les mendiants aveugles de la Puerta del Sol qui servent de gazette et chantent à tous les vents les ragots, vrais ou faux, de la Cour.
— Les aveugles disent quelquefois la vérité. Ou bien ai-je rêvé qu’un de tes camarades aux Gardes vient d’être discrètement licencié parce qu’il allait, la nuit, donner des leçons de guitare à Son Altesse ?
— On dit tant de choses, fit Gilles, évasif et peu désireux de s’étendre sur une affaire qui, selon lui, ne le regardait pas.
Goya tira un long cigare noir d’une poche intérieure de sa veste et l’alluma avec grand soin tandis que son œil en coin observait son ami. Puis il tira quelques voluptueuses bouffées avant de déclarer enfin :
— Tu es discret, c’est bien. L’esprit de corps, sans doute ? Quoi qu’il en soit personne n’ignore plus, à Madrid, que la princesse Maria-Luisa est douée d’un tempérament excessif que son gros lourdaud de mari n’arrive pas à contenter et que les Gardes l’intéressent énormément. Ton tour viendra s’il n’est pas encore venu. Mais fais attention !
— À quoi ?
— À trois personnages : la duchesse de Sotomayor, d’abord, la Camerera Mayor qui a l’espionnage dans le sang, le Confesseur du Roi ensuite, l’impénétrable don Joaquin d’Eleta qui est si maigre qu’il doit pouvoir se glisser même dans les fentes des volets, ensuite et enfin, le ministre Florida Blanca qui est en général chargé de faire le ménage dans celui du couple princier. C’est lui qui a si habilement escamoté le guitariste. Mais celui-ci appartenait à une grande famille de Castille. Toi qui es étranger tu pourrais bien être escamoté… définitivement ! Et comme je n’ai pas encore fini ton portrait, cela me ferait de la peine !
— N’aie crainte ! Tu auras tout le temps de le finir. La princesse ne pense pas plus à moi que je ne pense à elle. Entre nous, ton guitariste était un garçon singulièrement courageux et, pour ma part, je préfère de beaucoup les jolies danseuses de Los Reyes ! Adios, Francisco. Je viendrai avant la fin de la semaine te demander à souper.
— Adios, Francés… Je te retiens… mais à mon atelier d’El Rastro. Josefa te ferait faire carême !
Les deux
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