Un collier pour le diable
plutôt rare et, de ce fait, lui conférait un grand charme. Séduire était un art que n’avait point appris ce grand commis de l’État, ce diplomate discret mais d’une efficacité que seuls les hommes rompus au difficile métier de la diplomatie pouvaient apprécier car, doué d’une grande hauteur de vues et du besoin impérieux de servir son pays, il dédaignait le métier de courtisan, ce qui lui valait peu d’amis en haut lieu. Il n’intéressait pas les grands dont il n’était ni le maître ni le jouet. La Reine, comme jadis Choiseul, ne l’aimait pas. En outre, on lui reprochait d’avoir, au temps où il était ambassadeur à Constantinople, épousé par amour une femme « sans nom », une certaine Madame Testa, ce qui avait bien failli briser sa carrière et l’avait contraint à une retraite de deux ans dans sa terre de Toulongeon, en Bourgogne.
Mais Louis XVI l’aimait et savait reconnaître son mérite. Depuis qu’il était aux Affaires étrangères, Vergennes avait eu l’honneur de négocier les traités qui reconnaissaient l’indépendance des États-Unis, indépendance à laquelle il avait vigoureusement travaillé. En outre, il s’entendait à merveille à maintenir l’équilibre d’une Europe secouée par les ambitions de Frédéric II de Prusse, de Joseph II d’Autriche et de Catherine de Russie, sans que d’ailleurs l’opinion publique s’aperçût le moins du monde de sa valeur.
« On me rendra justice dans cent ans, avait-il coutume de dire. C’est le moins qu’il faut aux Français pour être justes envers eux-mêmes… »
Pour le présent, il était, à soixante-cinq ans, un homme de belle stature au front haut, au regard direct, au visage bien dessiné autour d’une bouche mince et circonspecte. Une bouche qui, en dépit de ses détracteurs, savait parfaitement sourire.
— Je gagerais, sire, que cet officier est le chevalier de Tournemine ?
— Gagez, mon cher Vergennes, gagez, vous gagnerez ! Mais cela tient de la magie…
— Une magie bien modeste, Sire : j’ai dans mon cabinet le comte d’Aranda qui réclame à cor et à cri l’extradition de ce jeune homme afin qu’il soit, si j’ai bien compris, livré au Saint-Office, pour toutes sortes de méfaits parfaitement inaccessibles à un cerveau ouvert aux idées modernes.
Louis XVI se mettait rarement en colère. Cette fois il y entra de plain-pied :
— L’extradition ! Le Saint-Office !… le bûcher naturellement ! Et tout cela parce que ce garçon a fait cocu ce benêt de Don Carlos ? Quelle sottise !
Cette fois Vergennes se mit à rire.
— En bon mathématicien, le Roi possède à fond l’art des synthèses ! J’ajoute que l’ambassadeur, qui est un homme d’esprit, m’a paru assez encombré de sa commission mais il ne pouvait faire autrement que la délivrer. Le chevalier d’Ocariz est arrivé hier portant des lettres impératives à ce sujet.
— Ne pouviez-vous régler cette affaire tout seul, Monsieur le Ministre ?
— Il s’agit de la famille de Votre Majesté et je sais le Roi fort attaché aux liens du sang, ainsi d’ailleurs qu’à l’honneur des siens.
— Les miens, oui… mais mon frère d’Espagne m’a toujours fait l’effet d’un frère… plutôt éloigné. Qu’il veille sur la vertu de l’Infante me paraît de bonne guerre, encore qu’il soit bien difficile de veiller le néant, mais qu’il ne me demande pas de lui tenir compagnie.
— Néanmoins, je devais avertir Votre Majesté. Qu’ordonne le Roi ?…
Pour toute réponse, le Roi marcha jusqu’à sa table de travail, ouvrit un tiroir, en tira un papier d’aspect imposant déjà revêtu de son sceau et couvert d’écriture à grandes majuscules sur lequel il griffonna quelques mots, remplissant, de toute évidence, des blancs. Puis, après avoir séché l’encre et jeté sa plume, il fit fondre un peu de cire rouge sur le document avant d’y appuyer le chaton de la lourde bague qu’il portait au doigt.
— Voilà votre réponse, mon cher Vergennes. Vous direz à l’ambassadeur que ni son roi ni le Saint-Office n’avaient le droit de condamner Monsieur de Tournemine, sujet français et qui, de plus, n’était plus, à l’époque, au service de l’Espagne, attendu que, depuis le 1 er mars… et ce brevet en fait foi, j’avais ordonné son retour en France afin d’y prendre auprès de moi son service comme second lieutenant dans la Première Compagnie des Gardes du
Weitere Kostenlose Bücher