Un Dimanche à La Piscine à Kigali
taille et que sa sueur coulait sur mes seins, l’odeur de la liberté. Et j’ai remercié Dieu de m’avoir permis de pécher. Je lui ai dit que je l’aimais encore plus qu’avant, mais que je prendrais mes distances avec ses pasteurs qui nous disent que toutes les misères que nous endurons font partie de l’ordre divin. Je lui ai dit, car je lui parlais pendant que Célestin déchirait mon petit voile et me torturait avant de me faire un plaisir comme je n’en avais jamais connu, je lui ai dit que ses églises se servaient de sa divine parole pour nous faire accepter les injustices qu’on nous fait et la mort qu’on nous prépare. Mais, Valcourt, j’ai aussi appris que je ne voulais pas mourir. Autrefois, la mort, c’était le paradis. Maintenant, c’est la fin de la vie. Et la vie, Valcourt, la vie, c’est le paradis. »
Le sourire de Valcourt était mêlé d’une tendre tristesse. En fait, il s’inquiétait du surcroît d’énergie de son amie. Depuis des semaines, Émérita accusait tous ses proches de passivité. Ils voyaient venir le grand soir noir. Ils connaissaient ceux qui le préparaient, les côtoyaient, buvaient même parfois une bière avec eux, mais ne disaient rien. Ils se prédisaient stoïquement leur mort respective, puis dans une sorte de confiance ultime en l’humanité, en la communauté internationale, en la vie, en Dieu, ils détruisaient leurs analyses impitoyables et indiscutables. Ils concluaient avant d’aller cuver la dernière bière que les extrémistes hutus, humains comme eux, ne franchiraient jamais la frontière de l’irréparable. Personne n’acceptait de croire aux signes qu’une main connue écrivait sur le mur.
Émérita lui dit qu’il fallait que l’opposition se fasse plus visible et plus active, que tous les opposants, individuellement, dans leur famille, dans leur secteur, parlent haut et fort et dénoncent chacun des assassinats. On connaissait les coupables, lui expliquait-elle, il fallait les montrer du doigt, les isoler, les expulser des quartiers, écrire leur nom dans les journaux, leur interdire d’entrer dans les églises à moins qu’ils ne confessent leurs crimes. La première nuit d’amour de la taxiwoman l’avait transformée en pasionaria. C’était beau, mais suicidaire. Valcourt savait qu’elle ferait exactement ce qu’elle disait en rentrant ce soir dans son quartier. Elle ferait la tournée des bars et des maisons amies. Elle planterait, résolue, son corps massif devant un milicien en lui ordonnant de rentrer chez lui. Elle lui ferait la leçon, citerait quelques versets de la Bible, convaincue que la parole de Dieu éclairerait les plus obtus et les transformerait, comme Paul sur le chemin de Damas. Il pensa une seconde la raisonner, lui expliquer que les feuillets de soie des Écritures protégeaient peu les corps, même saints, contre l’acier des machettes. Mais à quoi bon ? Les mots ne peuvent rien contre la Parole. Valcourt choisit de se taire. Il était bien mal placé pour donner des conseils à cette femme heureuse, lui qui, dans ce pays, se mettait dans tous les pétrins un peu pour les mêmes raisons, par pure et dévorante envie de vivre plutôt que de parler de la vie qu’on pourrait avoir. Chaque moment qu’on vole à la peur est un paradis.
Le père Louis tira plus d’une fois sur sa pipe avant de réagir. Sa position n’était jamais facile. Dans ce pays, même les choses les plus ordinaires, comme un mariage ou un baptême, pouvaient se transformer sans motif apparent en drame ou en provocation. Comme directeur de Caritas, il était aussi administrateur des dons du Programme d’alimentation mondiale. Caritas possédait une pharmacie. Pour le plus grand bonheur des pauvres, celle-ci faisait concurrence aux favoris du régime qui détenaient des licences d’importation de médicaments. La boutique d’artisanat vendait cinq fois moins cher mais payait les paysannes cinq fois plus cher que les petits mafieux, amis du gouvernement. Ses assistantes sociales ne faisaient pas que donner le bon exemple et distribuer du lait en poudre. Aux femmes abandonnées, elles apprenaient l’autosuffisance. Elles distribuaient des préservatifs, organisaient des cuisines communautaires. Par mille petits gestes quotidiens, elles remettaient en question la discrimination ethnique, l’exploitation des femmes, le trafic des denrées de première nécessité. Elles tissaient de petites solidarités communautaires
Weitere Kostenlose Bücher