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Un Dimanche à La Piscine à Kigali

Un Dimanche à La Piscine à Kigali

Titel: Un Dimanche à La Piscine à Kigali Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Gil Courtemanche
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qu’on ne manquait pas en haut lieu de trouver louches, sinon subversives.
    Dans ses rencontres avec les ministres, le père Louis ne cessait de prêcher la tolérance, la modération et l’égalité. Il le faisait avec discrétion et politesse, convaincu que, peu importe le désastre qui pourrait se produire, peu importe le vainqueur, il lui fallait rester là, non pas pour sauver des âmes (les âmes se sauvent elles-mêmes), mais pour aider. Le père Louis n’était pas dupe de son raisonnement. Depuis près de quarante ans, il avait choisi de composer avec des bandits et des meurtriers, dont plusieurs avaient l’audace de venir se confesser à lui. Il se balançait, solitaire, sur un fil fragile, protégeant comme il le pouvait les révoltés et fréquentant, puisqu’il le fallait, ceux qui les traquaient. Chaque camp voulait se l’approprier et ne cessait de lui faire comprendre qu’il fallait choisir. Il avait choisi depuis longtemps, mais il ne pouvait poursuivre son travail, qu’il considérait comme essentiel, que s’il se privait du luxe ou de l’orgueil de dire tout haut le sentiment d’horreur qui n’avait jamais cessé de croître en lui depuis son arrivée au Rwanda. Dieu le savait ; cela suffisait. Parfois, incapable de dormir, il faisait des calculs. En se taisant, il sauvait tant de vies. Il ne savait pas combien, mais il en sauvait. S’il avait parlé, en aurait-il sauvé davantage ? Un jour, il s’était confié à Valcourt, qui écrivait un article sur des rumeurs de massacres dans le Sud. Tous les deux avaient bu toute la nuit et le vieux curé, emporté par les bulles du champagne, fit d’horribles révélations. Oui, il pouvait prouver qu’en quelques jours dix mille Tutsis avaient été massacrés dans le Bugesera. Une sorte de répétition générale du génocide dont les extrémistes hutus rêvaient. À six heures du matin, il avait cogné à la porte de Valcourt, qui accepta de ne pas publier ses propos.
    Il déposa sa vieille pipe de bruyère, une pipe de quarante ans, dans le cendrier et baissa la tête en soupirant.
    — Monsieur Valcourt, vous savez l’amitié que je vous porte et aussi l’estime que j’ai pour Gentille. Je ne peux pas nier votre amour, la rumeur de Kigali est en train de vous transformer en Roméo et Juliette. Avez-vous songé cependant à la différence d’âge, au fossé culturel ? Pour être franc, je ne souhaite pas que ce mariage se fasse. Et même, si j’en avais le pouvoir, je vous forcerais à partir, pour votre bien et pour celui de Gentille.
    Il reprit sa pipe et en tira une longue bouffée.
    — J’ai un petit côté vieux jeu, Valcourt, vous le savez. Les phrases de curé me viennent facilement, les clichés dont l’Église et les bien-pensants se nourrissent parce qu’ils vivent dans les Écritures plutôt que dans la vie. Ce que je vous ai dit plus tôt, vous l’admettrez, c’est le langage de la raison. Un piège pervers dans lequel je me débats depuis des années. Que dit la raison raisonnable ? Que les jeunes ne vont pas avec les vieux. Que le malheur fait partie de la vie. Que quand il y a des hommes, il y a de l’hommerie. Elle dit aussi qu’il faut obéir. Aux parents, aux patrons, aux gouvernements. Elle ajoute que la révolte est chose de l’adolescence et que l’acceptation de l’ordre marque le passage à l’âge adulte. Elle nous explique aussi que la guerre est inévitable et que les massacres font partie de la nature des choses. La raison nous dit d’accepter le monde qui nous entoure. Je n’ai jamais été raisonnable. Je croyais me battre contre ce monde qui m’entoure. Comment ? En sauvant un enfant affamé, en lavant un sidéen, en distribuant des médicaments, en prêchant ce qu’on appelle la Bonne Parole, en disant la messe qui est le sacrifice totalement déraisonnable du Fils de Dieu. Oui, j’y crois. Ne froncez pas vos sourcils d’athée. Mais je regarde ce qu’ont accompli tous ces gens raisonnables. Ils nous ont précipités dans deux guerres mondiales. Ils ont organisé l’Holocauste, comme on planifie le développement économique d’une région ou l’expansion d’une multinationale. Ils ont aussi fait le Viêt-nam, le Nicaragua, l’apartheid en Afrique du Sud et les cent guerres ou plus qui ont ravagé ce continent depuis le départ des colonisateurs. Ces meurtriers ne sont pas des fous. Il y a bien eu quelques névrosés, comme Hitler, mais sans les gens raisonnables, sans

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