Un Dimanche à La Piscine à Kigali
partirons d’ici que si tu le veux vraiment ou que si on nous expulse.
Élise, qui avait elle aussi décidé depuis longtemps de rester malgré ses récriminations, ses colères et ses menaces, lança en se levant : « Valcourt, tu es encore plus fou que je pensais. » Gentille avait envie d’embrasser Valcourt. Elle se contenta sous le secret de la table de poser le bout de son pied sur celui de son futur mari.
Élise les embrassa et les serra plus fort que de coutume, et partit en emportant le reste du Côtes-du-Rhône, « pour la route ».
Cette nuit-là, Valcourt se réveilla en sursaut, couvert de sueur. Gentille n’était plus là. L’enfant dormait dans l’autre lit. Il alluma la lampe de chevet, puis vit la jeune femme allongée sur le balcon, sa nudité soulignée par le double reflet d’une bougie et de la lune. Lueur ocre sur l’épaule délicate, touche blanchâtre sur sa hanche pointue. Elle lisait. Elle se retourna en entendant ses pas.
— Je me suis inquiété en ne te voyant pas.
— Alors, la prochaine fois que je voudrai lire, j’allumerai même si ça te réveille, dit-elle sur un ton moqueur.
Elle lisait Éluard.
— Tu ne sais pas, Bernard, tout ce que je découvre en lisant ce livre. Toi, tu parles bien, comme si tu étais né avec la parole. Tu mets des mots sur toutes tes émotions et on te comprend. Moi, on m’a appris à ne pas dire tout ce qui se bouscule en moi. Je n’ai ni l’habitude ni les mots. Alors, parfois, la nuit, quand tu dors profondément, car je ne peux m’endormir avant, je viens ici et j’apprends à mettre des mots sur mon amour et sur ma vie. Même si ce sont les mots d’un autre, ce sont aussi les miens. Écoute : « Nous sommes à nous deux la première nuée / Dans l’étendue absurde du bonheur cruel {8} ». C’est bien comme nous, tu ne penses pas ?
Ils ne dormirent pas. Ils restèrent étendus sur le dos, impassibles, l’un et l’autre dans le rythme calme et régulier de leur respiration, dans la paix et la sérénité qui les habitaient.
Quand la première lueur rose teinta le pied effilé de Gentille, il chuchota : « Comment allons-nous appeler l’enfant ? »
Elle murmura : « Émérita. »
11
On avait débroussaillé un terrain pierreux sur les hauteurs de Nyamirambo pour ouvrir un nouveau cimetière. Miliciens, policiers et gendarmes étaient aussi nombreux que les membres de la famille et les amis d’Émérita. Lando n’était pas venu. Depuis quelques jours, il restait enfermé chez lui et passait la soirée à son restaurant, entouré d’une dizaine d’hommes armés. Monsieur Faustin, un peu nerveux, fit un court discours de circonstance. Quand il prononça le mot « démocratie », il baissa tellement la voix que seuls ses voisins immédiats l’entendirent. Puis ce fut la mère d’Émérita. Avant de parler, elle marcha lentement autour du trou, poussant rageusement des cailloux du bout du pied, puis elle se tourna vers toute la flicaille qui se tenait à une dizaine de mètres. « Regardez-moi, petits meurtriers de mes fesses, pourriture des collines. J’ai le front large et le nez écrasé, les yeux petits et rentrés, les hanches larges et les fesses pesantes. On ne peut pas se tromper, je suis une vraie Hutue. Pas un Tutsi qui soit venu dans ma famille pour nous amincir ou nous pâlir. Émérita avait mon nez, mon front et mes fesses. Une vraie Hutue, elle aussi. Plus vraie que vous tous. Je vous dis que quand le Hutu découpe sa sœur en petits morceaux qui ne remplissent même pas un cercueil, je vous dis que le Hutu est malade. Vous l’avez tuée parce qu’elle était l’amie des Tutsis. Vous n’avez rien compris. Elle voulait juste être une Rwandaise, libre d’avoir des amis sur toutes les collines. Et toi, Gaspard, toi qui joues de la machette et qui fais le fier, tu devrais comprendre, toi qui deux fois par semaine viens dans mon bordel pour Jasmine qui est plus tutsie que je suis hutue, Jasmine de Butare, que tu arroses de bière et de fleurs et que tu demandes en mariage chaque fois et qui te refuse chaque fois parce que tu ne lui donnes pas de plaisir. Émérita ne perd rien en vous perdant. Elle est avec les anges. »
Gaspard s’enfuit. Mais il savait qu’on le retrouverait et qu’on le tuerait pour avoir aimé et courtisé une prostituée tutsie. La mère d’Émérita aussi, qui revint vers la tombe et y jeta un petit bouquet de roses. « J’en ai tué un, ma
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