Un Dimanche à La Piscine à Kigali
de Simone, la plus belle fille de Simone. Georges a tué sa nièce.
Comme dans tous les chefs-lieux ou les sous-chefs-lieux, une église imposante dominait le centre de l’agglomération. Celle de Mugina était une de ces horreurs faussement modernes au toit pentu flanquée d’un clocher vaguement inspiré de Le Corbusier. Sur le grand terrain vague qui l’entourait, quelques milliers de personnes campaient. Stratton guidait Gentille et Valcourt à travers la foule, s’arrêtant parfois pour parler avec un homme qui, invariablement, acquiesçait en penchant respectueusement la tête et après lançait des ordres. Le long de la piste, on creusait une large tranchée et, avec la terre qu’on en sortait, on érigeait un talus qu’on piquait de bouts de bois. Des enfants apportaient des pierres dont ils faisaient des tas à intervalles réguliers. L’intérieur de l’église avait été transformé en atelier et en garderie. Des dizaines d’enfants couraient dans les allées, des femmes dormaient sur les durs bancs de bois blond, des groupes d’hommes tenaient un peu partout des conciliabules, d’autres arrivaient, portant de gros bouts de bois qu’ils entassaient dans un coin. Au jubé, une trentaine de jeunes hommes fabriquaient des arcs et des flèches. Sur l’autel dépouillé de tout symbole religieux, quelques fusils de chasse et une centaine de cartouches.
Ces quelques milliers de personnes avaient fui Sake, Gashora et Kazenze qu’on pouvait voir à l’est. Ce n’était pas une fuite collective, ni le fruit d’un mot d’ordre. Devant les assassinats de Tutsis qui se multipliaient, des familles, des individus fuyaient en direction de Butare, puis peut-être du Burundi. Le jour, ils dormaient dans les marais et les fossés. La nuit tombée, ils avançaient lentement, en évitant les routes, les pistes et les agglomérations. Mugina comptait une forte population tutsie et de nombreux fuyards y avaient des parents proches ou éloignés. Stratton et quelques autres avaient convaincu les premiers arrivants de s’y installer et de se regrouper. Ils avaient réquisitionné l’église, ce qui avait fait fuir le curé belge qui ne voulait pas se mêler de politique et son vicaire hutu qui s’était installé au barrage où Simone avait été tuée. Étant donné que la rumeur des tueries s’amplifiait et que les réfugiés se faisaient de plus en plus nombreux, encouragés par quelques sages locaux et par Stratton, ils décidèrent, à la suite de palabres, de transformer le plateau de Mugina en forteresse tutsie. Seul, on meurt sans dignité, expliqua Stratton, qui remercia Valcourt et Gentille de leur visite. Mais il fallait partir pendant qu’il faisait encore jour, parce qu’une fois la nuit tombée des miliciens contrôlaient la piste qui menait à la route principale.
— Ma petite, tu es le plus beau succès de ton arrière-grand-père. On devrait t’installer dans un musée et inviter la population à t’admirer et à découvrir qu’une femme hutue peut être plus belle que la plus splendide des Tutsies…
Le rire du petit homme se figea.
— Il y a quelques années, je ne savais plus trop bien ce que j’étais et je ne m’en portais pas si mal, continua-t-il. Ni tutsi, ni hutu, juste rwandais, cela me convenait, car c’est bien ce que j’étais : un mélange né du hasard des accouplements et du grand plan de l’arrière-grand-père. Mais aujourd’hui, ils ne me laissent pas le choix. Ils me forcent à redevenir tutsi, même si je n’en ai pas envie. Tu comprends, je ne veux pas mourir par erreur.
Gentille l’embrassa comme font les Blancs, en le serrant dans ses bras, et elle lui pinça le nez comme quand elle était petite. En revenant vers la route qui mène à Butare, ils croisèrent des dizaines de jeunes hommes armés de machettes et de masus. Quelques-uns d’entre eux portaient sur l’épaule une caisse de Primus. Ils durent franchir deux autres barrages sous le regard lourd des miliciens qui, après avoir jeté un coup d’œil sur les papiers de Valcourt, s’agglutinaient du côté de Gentille, qui refusa chaque fois de traduire ce qu’ils disaient.
Butare vivait comme dans une bulle. Ancienne capitale du Rwanda quand elle s’appelait Astrida, du nom d’une reine belge, elle conservait son air de ville coloniale paisible et paresseuse. À l’hôtel Ibis, depuis la grande table ronde dans le coin toujours ombragé de la terrasse, monsieur Robert, un
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