Un Dimanche à La Piscine à Kigali
chérie. J’en tuerai d’autres. »
Gentille et Bernard s’excusèrent, car ils devaient partir pour aller annoncer leur mariage aux principaux membres de la famille de Gentille, en particulier à Jean-Damascène, son père, qui vivait à Butare. Ils se dirent en riant que c’était leur voyage de noces, cent soixante-quinze kilomètres de route paisible et de paysages contrastés, de montées abruptes et de descentes parfois vertigineuses. Ils s’arrêteraient à Rundo, juste à la sortie de Kigali, pour visiter Marie et, une trentaine de kilomètres plus loin, à Mugina, où habitait maintenant Stratton, le cousin de Gentille.
Ils passèrent sans problème le barrage habituel, juste avant la fabrique moderne de briques qui ne fonctionnait pas parce que le ministre avait vendu les machines allemandes à un collègue du Zimbabwe. Après avoir franchi la tranquille rivière Nyabarongo, la route se mettait à serpenter et à monter abruptement jusqu’à Rundo. Gentille voulait présenter à Valcourt Marie, qui lui avait déjà enseigné. Marie avait trente-cinq ans et neuf enfants. Enseignante à l’école primaire de Rundo, elle avait épousé l’adjoint du bourgmestre. Grâce à ces deux salaires, le couple pouvait s’offrir la famille que ses convictions religieuses lui dictaient. Mais Marie n’avait pas été payée depuis six mois, et Charles, son mari, avait perdu son emploi quelques semaines auparavant parce qu’il avait refusé de compiler une liste de toutes les familles tutsies de la commune. Depuis, il se cachait chez des amis hutus. Charles ne savait plus s’il était tutsi, même s’il en avait le physique et la carte d’identité et, oui, même si son grand-père avait été un dignitaire à la cour du mwami. Charles n’était pas là. Marie s’en excusa, la tête baissée, les yeux presque fermés, comme si l’absence de l’homme constituait un affront pour ses hôtes. Il était midi et les enfants criaient leur faim. Marie les repoussait et les tançait. Elle avait des invités qu’elle n’avait pas vus depuis longtemps. Les enfants mangeraient plus tard. Mais, ici, quand des amis surviennent à l’heure du midi, on les mène directement à la table, et quand ce sont de grands amis, on tue la chèvre qu’une corde retient à un pieu dans la cour. Gentille avait fait le tour de la maison, mine de rien, en s’amusant avec les enfants. Pas de chèvre dans la cour, ni dans la cuisine, pas de poulet non plus, seulement un sac de riz et quelques haricots secs. Même pas une tomate flétrie ou quelques bananes talées. Elle appela Valcourt, qui offrit aux enfants de faire une promenade. Ils s’entassèrent joyeusement dans la grosse Land Rover, les plus vieux se tenant debout sur le pare-chocs arrière. Ils revinrent trente minutes plus tard avec une vingtaine de brochettes, deux gros poulets rôtis et quelques kilos de tomates. Entre-temps, Marie avait tout raconté à Gentille, qui était sans doute au courant. Elle se demandait si elle ne devrait pas partir avec les enfants pour Butare. Les plus étranges rumeurs couraient depuis quelques jours. Un groupe de miliciens du Nord campaient au carrefour. D’autres vivaient dans un entrepôt qui appartenait à la commune. Elle ne se résoudrait pas à abandonner Charles à qui elle rendait visite, la nuit venue, ni ses quarante élèves qui faisaient tellement de progrès en français. Valcourt ouvrit une des bouteilles de Côtes-du-Rhône qu’il avait apportées pour faire la fête avec la belle-famille de Butare. Marie but les deux premiers verres d’alcool de sa vie et, quand elle fut totalement ivre, Gentille lui annonça son mariage, nouvelle qu’elle accueillit en applaudissant frénétiquement et en remerciant Dieu pour sa libération. C’est le mot qu’elle avait employé avant de lui demander si elle ne craignait pas le froid du Canada. Marie ne comprit jamais pourquoi ces deux amoureux qui pouvaient partir quand ils le désiraient avaient décidé de rester dans ce pays, mais elle en fut bouleversée et, timidement, elle posa sur le front de Valcourt un court baiser qui lui fit l’effet d’un souffle tiède ou du passage d’une hirondelle.
La Land Rover avait presque atteint le carrefour et s’apprêtait à tourner à droite vers Gitarama. Marie saluait toujours des deux mains qui battaient l’air comme un moulin. Le véhicule disparut derrière la masse sombre de la station-service privée de gazoline depuis trois
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