Un Dimanche à La Piscine à Kigali
aurait préféré une entrecôte avec des frites pour entretenir sa corpulence, pensa Valcourt, ou encore quelques cuisses de poulet. Élise, véritable moulin à paroles d’ordinaire, n’avait toujours pas prononcé un mot. Valcourt et Gentille discutaient sans enthousiasme des préparatifs de leur mariage.
— Bernadette a raison, dit Élise en piquant son filet de tilapia d’une fourchette nerveuse. Nous en sauvons un mais en regardons dix mourir. Quand je suis arrivée, il y trois ans, dix pour cent des tests étaient positifs. Mais même si Bernadette a raison, même si nous ne sommes peut-être que des voyeurs impuissants, même si nous vivons un peu de leur mort, comme elle dit, elle ne m’a pas convaincue de partir. Je reste, je continue. Avec mes petits sermons et mes capotes, je n’en convaincs peut-être qu’un sur cent, mais lui, il ne meurt pas. Ça me suffit. Et puis l’espoir, bordel, l’espoir. Ça compte, christ ! Tiens, la Québécoise qui renaît. À Émérita qui croyait en l’espoir ! Mais sérieusement, Valcourt, tu devrais partir avec Gentille et la petite. Pour le moment, ce n’est pas un pays d’amoureux, c’est un pays de fous et de combattants. Allez, partez. Dessinez un joli pays à cette petite fille. Un pays normal.
Gentille demanda doucement à Valcourt s’il souhaitait partir. Elle, rien ne la retenait ici.
— Et la brume le matin, Gentille, dans toutes les vallées de Kigali, et le soleil qui soulève ces champignons de ouate et le concert des enfants qui dévalent les collines vers les écoles. Et le temps lent du dimanche matin quand, dans ta robe bleue, tu marches presque solennellement vers l’église de la Sainte-Famille. Et les chants et les danses de la messe, qui sont des mélopées langoureuses plus que des cantiques, des chansons d’amour plus que des hymnes d’adoration. Puis les brochettes de chèvre de chez Lando et le tilapia frais du lac Kivu. Le poulet maigre et sec qui court les collines. L’étal de tomates du marché de Kigali, derrière lequel discutent et gloussent trente femmes qui cachent leur misère derrière un sourire de carte postale. La route de Ruhengeri et l’apparition des volcans comme sur un écran de cinémascope. Les flancs abrupts des collines que tes ancêtres ont domptés, transformés en milliers de petites terrasses fertiles et que cultivaient encore des millions de fourmis efficaces et silencieuses. Les orages de midi durant la saison des pluies que le soleil annule en quelques minutes. La fraîcheur du vent dans les collines quand Dieu se repose, car, comme dit le proverbe, c’est au Rwanda qu’il vient dormir. Tu voudrais quitter tout cela ?
Depuis plus de vingt ans, Valcourt avait fait son pain quotidien des guerres, des massacres et des famines. Pendant tout ce temps, il avait possédé une maison, mais pas de pays. Aujourd’hui, il possédait un pays à défendre, celui de Gentille, de Méthode, de Cyprien, de Zozo. Il était parvenu au bout d’un long chemin et pouvait dire enfin : « C’est ici que je veux vivre. » C’est ce qu’il expliquait à Gentille, en évitant ses yeux, en pesant chaque mot, en regardant fixement son assiette vide, pour ne pas que son regard le trouble encore plus, pour que chaque phrase décrive le plus précisément possible l’énorme découverte qu’il avait faite, celle d’une femme avec qui il voulait mourir et d’un pays. Qu’est-ce qu’un pays pour celui qui n’est ni militaire ni patriote exacerbé ? Un lieu de correspondances subtiles, un accord implicite entre le paysage et le pied qui le foule. Une familiarité, une entente, une complicité avec les couleurs et les odeurs. L’impression que le vent nous accompagne et que parfois il nous porte. Un renoncement qui n’est pas une acceptation devant la bêtise et l’inhumanité que le pays nourrit.
La fuite, même temporaire, ne l’attirait aucunement. Il savait bien maintenant qu’une fois qu’on avait trouvé le pays de l’âme, on ne pouvait le quitter qu’en cessant de vivre, zombie, corps vidé arpentant l’espace désert d’une quelconque diaspora. Il avait tant marché et tourné, titubé et reculé avant de trouver sa propre colline.
— Si tu me demandais de partir, je le ferais avec regret, en sachant qu’un matin gris d’automne le souffle doux et chaud des eucalyptus nous manquerait tellement que nous nous reprocherions mutuellement d’avoir choisi l’exil. Gentille, nous ne
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