Un espion à la chancellerie
ressortir de sa démarche traînante.
Ranulf n’eut pas plus de succès dans sa quête aux renseignements. Il se remit vite à courir le jupon et à perdre le peu d’argent qu’il avait en d’interminables parties de dés. Il accusa les Gallois de tricher, mais ceux-ci, narquoisement, le mirent au défi de le prouver. La seule chose suspecte que trouva Corbett fut l’énorme tas de fagots et de petit bois entreposé sur le toit du donjon. Cela pouvait servir à allumer un fanal en cas d’attaque, à faire bouillir de l’huile ou à confectionner des brûlots en cas de siège. Pourtant, lors d’une de ses promenades le long de la côte, il repéra d’autres fanaux semblables, des barriques pleines de petit bois, empilées les unes sur les autres ; il se demanda alors si Morgan redoutait une invasion ou s’il en espérait une. Il fut surpris aussi par le fait qu’une semaine après leur arrivée, Owen insista poliment, mais fermement, pour qu’ils restent deux jours de suite dans leurs quartiers, alors qu’ils avaient eu, jusqu’alors, le droit de se promener à leur guise dans le château et les environs.
À part cela, Morgan jouait à l’hôte dévoué. Corbett siégeait à la haute table. Carême venait de se terminer et on en avait donc fini avec la viande salée, les maquereaux et les harengs saurs. À leur place, on mangeait du chapon et de l’esturgeon provenant des viviers, à l’extérieur des murs ; le seigneur gallois faisait fi, en effet, de la règle qui stipulait que l’esturgeon était un plat royal que l’on ne pouvait servir qu’à la table du souverain. Les cuisiniers préparaient aussi du gibier assaisonné de clous de girofle, de menthe, de cannelle et farci aux amandes, des oignons et du poireau, des tartes et tartelettes, des sorbets aux fruits et de la crème que l’on arrosait d’un hydromel qui montait à la tête. Corbett remarqua la présence d’un produit, pourtant, qui n’avait pas sa place ici : du bordeaux frais que servait lui-même Lord Morgan, désireux d’impressionner ses invités. Corbett apprécia le vin, autant pour son bouquet que parce qu’il confirmait ses soupçons sur les fanaux qu’il avait repérés le long de la côte.
CHAPITRE XI
Corbett passait le plus clair de son temps à se promener dans le château, mais il lui arrivait d’assister, dans la grand-salle, à des séances du tribunal que présidait Morgan, siégeant sur la haute chaise sculptée. Le père Thomas, son secrétaire et chapelain, assis à ses côtés sur un tabouret, se faisait aussi petit qu’une souris, car il redoutait ce qu’il lui faudrait voir et transcrire sur le long rouleau de parchemin étalé devant lui. On jugeait surtout des délits mineurs, des litiges de bornage ou des différends sur des droits de propriété. Mais, de temps à autre, la loi de Lord Morgan était transgressée par un faux-monnayeur, un braconnier, un hors-la-loi ou un voleur, et le châtiment encouru était toujours d’une impitoyable cruauté tout en relevant d’un certain sens rigoureux de la justice.
C’est ainsi que Corbett vit un braconnier jugé, condamné et traîné dans la cour du château ; son bras droit fut posé sur un billot et l’épée s’abattit en sifflant sur son poignet. L’homme hurla, à demi évanoui, tandis que les bourreaux l’emmenaient rapidement vers un seau de poix bouillante pour y plonger son bras amputé et cautériser ainsi le moignon sanglant. Certains malfaiteurs connurent un sort pire : la pendaison. On hissa l’un d’eux sur les créneaux, on lui passa le noeud coulant et on le fit basculer ; il mourut étranglé, se balançant au bout de la corde. D’autres furent emportés sur une imposante charrette à deux roues jusqu’au gibet, situé sur le promontoire qui surplombait la mer houleuse.
Il régnait une atmosphère de terreur à Neath, et pourtant l’humeur ambiante pouvait vite changer et passer d’un extrême à l’autre. C’est ainsi qu’au souper des ménestrels récitaient des poèmes et des épopées, et que des bardes à la longue chevelure célébraient, en des vers mélancoliques, la gloire éteinte et les rêves envolés. Ni Corbett ni Ranulf ne comprenaient un traître mot aux chants et aux conversations, car Morgan parlait exprès gallois la plupart du temps ; et il leur fallait donc prendre leur mal en patience, aussi irrités l’un que l’autre, en se doutant, aux sourires narquois de Morgan et d’Owen,
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