Un Jour De Colère
reviendront pas de sitôt !
— C’était seulement une
patrouille perdue. Il en viendra d’autres, je vous en fiche mon billet. Et ça
ne sera pas aussi facile de les faire fuir la prochaine fois… Il vous reste des
munitions ?
— Un peu, monsieur l’officier.
— Eh bien, ne gâchez plus
celles que vous avez. Aujourd’hui, chaque balle vaut une once d’or.
Compris ?… Et maintenant, retournez immédiatement à vos postes.
— À vos ordres !
— C’est ça. On verra si c’est
vrai. À mes ordres.
Du premier étage de la maison
voisine, sur le balcon protégé par les matelas de don Curro García, le jeune
Francisco Huertas de Vallejo assiste à la discussion entre l’artilleur et les
hommes de Fernández Villamil. Assis par terre, adossé au mur et le fusil entre
les jambes, il éprouve une étrange sensation d’euphorie. Pendant l’escarmouche,
il a tiré deux des vingt cartouches qu’il avait dans ses poches et, maintenant,
il porte à ses lèvres le troisième verre d’anis que le maître de maison vient
de lui offrir ainsi qu’à l’ouvrier typographe Gómez Pastrana. Pour fêter,
explique-t-il, leur baptême du feu.
— Il a raison, ce capitaine,
philosophe don Curro en fumant lentement le reste de son havane. Sans
discipline, l’Espagne serait foutue.
Cette fois, Francisco Huertas goûte
à peine l’alcool. Du monde arrive de l’autre bout de la rue et appelle, près du
couvent de Las Maravillas. Les trois hommes empoignent leurs armes et se lèvent
pour regarder du haut du balcon. Les nouveaux arrivants, essoufflés, sont
l’étudiant José Gutiérrez, le perruquier Martín de Larrea et son garçon
coiffeur Felipe Barrio, qui étaient en avant-poste au coin des rues San José et
Fuencarral. Ils ont l’air très pressés.
— Les gabachos ! … Il en vient d’autres !… Maintenant, c’est au moins un régiment !
En un clin d’œil, la rue se vide. Le
capitaine Daoiz donne trois ou quatre ordres secs et se dirige lentement vers
la porte du parc, très calme et le pas assuré. José Gutiérrez et ses compagnons
entrent dans le verger du couvent avec le groupe de l’hôtelier Villamil. Aux
balcons et aux fenêtres, soldats et civils se baissent, pour se dissimuler du
mieux qu’ils peuvent.
— Nous voulions danser ?…
Eh bien, voilà la musique qui arrive ! commente don Curro en armant son
fusil de chasse après avoir éclusé, le regard un peu trouble, son quatrième
verre d’anis.
Au moment où les portes de Monteleón
se referment derrière Luis Daoiz, le lieutenant Rafael de Arango, qui surveille
le transport des charges de poudre pour les boulets de canon et les fait
déposer dans un lieu sûr près de l’entrée, observe que Pedro Velarde va à la
rencontre de son supérieur, que tous deux discutent à voix basse et que Daoiz a
un hochement de tête affirmatif et résolu en indiquant les quatre canons en position
sous le porche. Après quoi, les deux capitaines s’approchent des pièces
fraîchement graissées, astiquées et luisantes sur leurs affûts.
— Les militaires,
rassemblement ! ordonne Daoiz.
Surpris, Arango, Velarde et les
autres officiers, les seize artilleurs et les Volontaires de l’État s’alignent
en deux formations, près des canons. Le capitaine Goicoechea et les siens se
montrent aussi aux fenêtres. Daoiz avance de trois pas et regarde les hommes
presque un par un, impassible. Puis il tire son sabre de son fourreau.
— Jusqu’à présent, dit-il d’une
voix haute et claire, tout ce qui s’est produit ici l’a été sous mon entière
responsabilité, et j’en répondrai devant mes supérieurs, ma patrie et ma
conscience… Pour ce qui va se passer désormais, les choses sont différentes.
Celui qui répondra oui à l’appel que je vais lancer ne pourra pas revenir en
arrière… Est-ce clair ?
Une pause. Le silence est mortel. On
commence à entendre au loin le roulement d’un tambour qui approche. Tous savent
que c’est un tambour français.
— Vive le roi
Ferdinand VII ! crie Daoiz. Vive la liberté de l’Espagne !
Le lieutenant Arango, naturellement,
crie comme les autres. Il sait qu’à partir de cet instant il ne pourra plus
alléguer qu’il n’a fait qu’exécuter les ordres, mais l’honneur militaire
l’empêche d’agir autrement. Aucun autre, officier ou soldat, n’est resté
muet ; deux sonores vivats ont, en réponse, ébranlé la cour. Incapable de
se contenir, exalté comme
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