Un jour, je serai Roi

pour ne pas apprendre à sa fille que le père de l’enfant était sans doute le meurtrier de Jean. Dénoncer Delaforge revenait à accabler un peu plus Anne, à la convaincre qu’elle était responsable, à tuer à nouveau la vie, y compris celle qui allait naître.
    Depuis, Marguerite vit avec ses démons, et ne peut s’y résoudre. Mais en revoyant Anne, si heureuse, si épanouie, elle approuve ses choix. Son fils et son mari n’ont pas été vengés ; elle seule le sait, elle seule en souffre, et rien ne prouve que Delaforge ne réparera pas un jour. Pour le moment, elle prend ce qui vient. Par amour, Léon a épousé aussi le passé d’Anne, accepté Amandine sans reproche. Il ne réclame aucune explication. Il a raison, songe la veuve, il en souffrirait. Le regard d’Anne posé sur Amandine suffit pour comprendre que le souvenir de Toussaint ne la quitte jamais.
    *
    — Marguerite ?
    — Oui, Pierre, se force-t-elle à sourire.
    Le maçon Maldonnier est mal à l’aise. Il préfère construire. Mais s’il veut conquérir le cœur de sa voisine…
    — Irez-vous, dimanche prochain à Saint-Paul ?
    Sapristi, cet homme n’a que l’église et la prière à la bouche…
    — Je n’aurai guère de temps avant ou après. Je dois me plonger dans les comptes.
    Mais Pierre Maldonnier a décidé de se montrer audacieux.
    — Je pourrais vous aider…
    — Ne vous donnez pas de tant de mal. Il n’y a pas assez de travail pour que ma tâche soit aussi compliquée.
    Il devrait sauter sur l’occasion, lui dire que, si ce n’est pas trop long, ils iront en barque sur la Seine, mais le maçon est moins habile que son concurrent Étienne Champs, le tombeur de ces dames.
    À trois pas de là, Bergeron suit discrètement la scène et sent que ses espoirs tombent encore à l’eau. Marguerite ne changera pas d’opinion. Son Nicolas est là, assis à ses côtés, sous sa peau. Le gentil Maldonnier ferait mieux d’abandonner.
    — Marguerite, demande-t-il, voyant que le prétendant l’ennuie. Ce n’est pas dans les habitudes, surtout un jour comme celui-ci où on ne parle pas en principe des affaires, mais…
    — Ne t’inquiète de rien, Antoine, l’interrompt-elle gentiment. Je m’en sors. Et puis, maintenant, j’ai Léon.
    Ce dernier redresse la tête. Le regard est limpide. Oui, semble-t-il dire, on peut compter sur lui. Bergeron opine. Le gendre lui fait bonne impression. Le Limousin est connu pour être travailleur et savoir manier le mortier et la terre, l’agrégat dont on se sert pour lier les moellons entre eux. Limousin est aussi un titre que pourrait porter le maçon, mais cette appellation particulière tient à un subtil distinguo. Le maçon utilise le plâtre. Pour le reste, le coup de main est le même. Mais chacun a son pays, son réseau, sa culture et toutes ces choses qui font l’appartenance et participent à l’orgueil. Pourquoi le Breton jette-t-il des pierres au Normand par-dessus le Couesnon ? Parce que, dans sa folie , cette petite rivière, a mis le Mont-Saint-Michel en Normandie . Depuis 1009, la frontière fait la différence entre deux mondes assez inconciliables. La comparaison est osée, mais il y a un peu de ça quand un limousin et un maçon se croisent. Ils ne peuvent s’empêcher de se mesurer. Bergeron a depuis longtemps décidé de ne pas prêter d’importance à la querelle, mais l’occasion semble trouvée d’éprouver ce jeune homme encore inconnu.
    — Ainsi, tu es manœuvre ?
    L’attaque est brutale. Le manœuvre se situe à l’échelon le plus bas de la hiérarchie, en dessous de l’apprenti. Pourtant, Léon reste calme :
    — Je pense pouvoir faire mieux, glisse-t-il aimablement.
    — Sans doute, mais tu ne sais pas appareiller comme nous autres…
    Un maçon se flatte de disposer d’un savoir-faire supérieur. Il peut monter les murs, fixer les cheminées et les poutres, ce qui n’est pas le cas du Limousin…
    — Je crois bien que si, ne s’énerve pas Léon.
    — Ah bien ! Et quoi d’autre ?
    — Mon mari n’est pas du genre à se vanter, intervient Anne, mais, que cela vous plaise ou non, monsieur Bergeron, il a quitté un poste de piqueur pour venir à Paris.
    Elle se tourne vers Léon et lui sourit tendrement :
    — Il l’a fait pour m’être agréable…
    Piqueur ? Palsambleu ! Voilà qui le place en haut du panier… Le piqueur 5 est celui qui seconde le maître-maçon sur le chantier. Il embauche les ouvriers, gère l’approvisionnement en