Un jour, je serai Roi
une autre fois, et se contente, pour aujourd’hui, de la première que vous pourrez donner. » Molière n’a plus qu’à conclure : « Ah ! Monsieur, vous me redonnez la vie ! Le Roi nous fait la plus grande grâce du monde de nous donner du temps pour ce qu’il avait souhaité, et nous allons tous le remercier des extrêmes bontés qu’il nous fait paraître. » Le message est clair : Versailles, ce pays ensorceleur, demande tant d’efforts, de génie et de passion que son maître peut aussi être magnanime. Le rideau tombe. Louis XIV applaudit, la salle suit immédiatement.
— À quoi penses-tu, mon amour ?
Toussaint Delaforge s’arrache à ses pensées. Angélique montre son mignon visage.
— Rêves-tu d’une autre femme ? minaude-t-elle.
— J’ai faim, ment-il.
— De moi ? chuchote la jeune femme en lui mordillant l’oreille.
— Attends que nous soyons seuls, glisse-t-il en se collant à elle.
Il reste une dernière nuit avant de retrouver Ravort. Ce sera demain, après la fête, et Delaforge révise le plan qu’il a concocté pour écraser le pou qu’est le bossu. Il devrait plutôt être à ce qu’il fera dans un instant.
On touche à tout, goûte à tout, on ne mange pas vraiment. Il y a tant de mets, de plats, de couleurs, de parfums. Pour commencer, les potages, alchimie de perdrix et de pigeons, cuits entiers, carcasse et chair mêlées et broyées jusqu’à se dissoudre dans un suc parfumé de gingembre, de muscat et de thym qui équilibre la puissance du gibier. Le souper se tient dehors. Par chance, la pluie a cessé. Angélique se régale ou hésite. Elle ne sait où picorer. Faut-il qu’elle aille chercher plus loin, sur l’un des autres buffets dressés le long de l’allée principale éclairée par des centaines de flambeaux ? Delaforge a la tête ailleurs. Il cherche le fils cadet du marquis de La Place, aperçu tout à l’heure. Et doit le trouver avant que celui-ci ne tombe sur Le Vau.
— Où vas-tu ?
Sa maîtresse s’agace. On vient d’apporter des chapons truffés et une armée de grives alors que son chevalier servant s’éloigne.
— Où vas-tu ? insiste-t-elle.
Angélique en demande trop, sa passion devient collante. Toussaint ne prend même pas la peine de lui répondre. Il file entre les ombres agglutinées autour des buffets comme des insectes attirés par la lumière. Le roi s’est retiré, on se laisse aller. Le chevalier Saint-Val propose une partie de bassette, ce jeu de cartes dont on sort le plus souvent ruiné. Ailleurs, Molière fait les frais d’un critique grincheux. Delaforge, lui, force les barrages. Il vient d’apercevoir Le Vau qui se gave de pieds de porc.
— Ah ! Toussaint, vous tombez à merveille.
L’architecte s’essuie les doigts sur sa veste et tire son second à l’écart.
— Sa Majesté est enchantée, chuchote-t-il. Dieu du ciel, avez-vous goûté au boudin blanc ?
Sans écouter la réponse, il poursuit, excité :
— Je vous confirme en tous points ce que je vous annonçais.
Il lorgne le plateau argenté débordant de pâtisseries que porte un valet en tenue et fait même un bond de côté pour saisir une part. Ni vu ni connu. Le morceau disparaît en deux bouchées.
— Versailles ! postillonne-t-il. L’Eldorado…
C’est l’exact moment que choisit Antoine de Voigny pour se montrer. Il fait le pied de grue, bras ballants et sourit benoîtement.
— Ce monsieur… commence Delaforge.
— Qu’on dirait frappé par la Gorgone 3 ? plaisante Le Vau.
— Ce n’est pas faux. Il aime les statues.
— Que voulez-vous que cela me fasse ?
— C’est le fils du marquis de La Place.
— Soit. Félicitez ce gentilhomme.
— Souvenez-vous. Vous l’avez fait ajouter à la liste des invités.
— Et pourquoi donc ? interroge-t-il, visiblement oublieux.
— Je vous en ai fait la demande.
— Sans doute, mais rappelez-m’en la raison.
— C’est peut-être un futur client.
Aussitôt, Le Vau se tourne vers Antoine qui ne bouge pas.
— Qu’a-t-il ? s’inquiète l’architecte.
— Je le crois timide.
— Tant mieux. Il discutera moins mes conseils…
— Ai-je été comme il le faut ? s’inquiète Antoine.
Quel niais ! songe Delaforge. Un nom, des rentes, et le voilà perdu, froussard. Le contraire de son maudit frère. Ce jeune homme mal fini se montrait ainsi quand il était petit, se souvient l’orphelin. Effacé, timide, subissant les sévices sans broncher, courant se cacher dans les jupes de
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