Un jour, je serai Roi
s’est montré indifférent, pas un geste, pas un mot tendre, et c’était la première fois. À l’aube, il a prétexté on ne sait quelle sordide affaire pour filer dans le bourg. Angélique ne l’a revu qu’au soir, ayant eu assez de temps pour s’ennuyer, le haïr, détester Versailles, s’inquiéter et comprenant pour finir qu’elle ne pouvait se passer de lui. À son retour, elle s’est jetée dans ses bras, au risque de passer pour une idiote ; il l’a repoussée, accusant la fatigue et annonçant le départ immédiat pour Paris. En route, pas un mot d’explication ou d’excuse. Son visage est resté fermé, ses traits crispés. Une violente tempête intérieure avait pris possession de lui.
Angélique s’interrompt. Revivre la scène est une épreuve. Sapho songe à la mer Houleuse, mais se garde d’intervenir car la comtesse reprend sa confession. Elle se tord les mains. Pourquoi se montrait-il brusquement ainsi ? s’interrogeait-elle alors que Paris approchait. De quoi s’était-elle rendue coupable ? Elle cherchait encore quand le carrosse s’arrêta devant chez elle. Elle se pencha vers lui, réclama un baiser, il la repoussa sèchement. Il la quittait, ayant à entreprendre « des choses » – tenez-vous bien, mesdames ! – qu’une femme comme elle ne pouvait comprendre.
Angélique se tait, brisée par la colère. Les poétesses s’exclament, Sapho se dit que cet homme fréquente le lac de l’Indifférence, et qu’ainsi le bonheur a toujours son revers, le plaisir son travers. Oui, cela sent la fin car, apprend-on encore, Angélique de Saint-Bastien ne voit presque plus son Toussaint qui ne cesse de se rendre à Versailles et, quand il rentre, consume ses soirées avec ce nouvel ami, Antoine de Voigny, le fils du marquis de La Place. La victime n’ose imaginer leur programme, mais soupçonne une série de vices où se mêlent le jeu, les femmes et le vin. Parfois, il la rejoint enfin chez elle d’où elle n’ose bouger, de peur de le manquer. Il cogne à la porte, exige qu’on lui ouvre, pousse le valet, monte lourdement l’escalier, jette ses bottes, s’approche sans égard et ordonne à sa maîtresse de se taire, de ne lui poser aucune question. Que sont devenus ses caresses, ses paroles mélodieuses, son doux regard ? Il s’endort après , assommé de fatigue, ivre d’excès, grognant dans son sommeil – des cris, des hurlements – et s’enfuit au matin, sans jamais dire s’il reviendra. Est-il fou ? s’interroge à haute voix Angélique, qui elle-même perd chaque jour un peu de sa raison. Sapho , fataliste, déclare que cette fâcheuse histoire est la terrible preuve qu’il faut éviter les rivages de la passion, la mer Houleuse de la Carte du Tendre .
Mais la soirée s’achève, il est temps de mettre un point final au sujet qui les réunissait. Après ce témoignage, comment oser tirer à boulets rouges sur l’institution du mariage ? Celles qui en doutent conviennent sub secreto qu’il y a moins d’embarras à s’organiser de petits écarts, un amant de passage, que de se noyer dans une aventure périlleuse ; les autres reconnaissent qu’un mari, même lénifiant, est toujours bon à prendre. Se souvient-on de l’Angélique resplendissante quand le sien, même vieux et cacochyme, vivait ? Le spectacle qu’elle donne est désolant. Elle souffre, affronte une tempête, les convulsions impétueuses de son cœur se nourrissent de sanglots. Malgré tout, elle gémit encore qu’elle aime cet amant violent, disgracieux et troublant à la fois. Par-dessus tout, il serait irremplaçable. Sapho , gardant la tête froide, se dit que sa Carte du Tendre vient d’y gagner une nouvelle contrée : le gouffre de la Vengeance. Et, n’en déplaise à Aubignac, le devoir de la poétesse est de partager sa découverte.
— Vengez-vous de cet aventurier, rendez-lui le mal qu’il vous fait, punissez ce mufle, chuchote-t-elle à l’oreille d’Angélique qui s’apprête à partir.
Angélique de Saint-Bastien a-t-elle entendu ? Elle s’échappe, tête basse, bras ballants, sans élégance. La jeune femme de vingt-cinq ans fait vieille.
En ce mois de mai 1664, Versailles, aux jardins agrandis et sur lesquels veille toujours le vieux château de Louis XIII, se prépare à de nouvelles fêtes. Celles-ci n’ont rien de commun avec les réjouissances passées. Le roi a vu grand. Le duc de Saint-Aignan, premier gentilhomme de la chambre, a choisi un fil directeur
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