Un jour, je serai Roi
que son parrain l’a lue, vérifiant la vertu de chaque mot avant de la lui donner. Toussaint la glisse dans une poche, sans rien dire, rien montrer, ni joie ni émotion. Il l’étudiera une fois seul, en décortiquera chaque mot au point de se les réciter en silence, mais n’y répondra pas. Le jésuite insiste. La jeune fille, dit-il, parle de lui et serait heureuse d’avoir en retour un signe de vie. Il prétend qu’elle finit par croire que Toussaint ne sait pas écrire. Ces mots arrachent une grimace à l’orphelin, et cela pourrait être sa façon de s’émouvoir. Renonçant à comprendre son entêtement, Marolles l’interroge alors sur ses études et l’élève soutient qu’il ne rencontre aucun souci. C’est vrai. Les notes sont excellentes. De fait, ce garçon sait écrire, versifier en grec, compter. Puis vient l’interrogatoire sur les conditions de vie. Rencontre-t-il des problèmes ? La réponse est non. Alors, l’entretien s’achève, chacun se contentant du devoir accompli.
— Marchons encore, murmure Toussaint. Bientôt, je vous dirai ce que je souhaite faire.
— Bien, lui répond-on. Si tu le vois ainsi…
Marolles ne se sent pas à son aise. Cette sortie est un pensum. Le secret qu’il porte depuis la naissance de son filleul accapare ses pensées. Le temps n’a pas fait son œuvre. Les images de Marie agonisante, les mots qu’il prononça et qui la condamnèrent ne se sont pas effacés. La nuit, Paillard, la vieille à deux dents , lui revient en plein sommeil. Il entend sa voix grinçante. L’odeur fétide de la cave brûle ses poumons. Il voit le linge ensanglanté. Dans l’espoir d’atténuer ses remords, il se répète qu’il ne pouvait agir autrement. La mère mourait, il a sauvé l’enfant. N’est-ce pas grâce à lui si Toussaint vit ? Dans son plaidoyer pro domo , il se garde d’ajouter que la disparition de Marie arrangeait ses projets. Vivante, elle aurait pu dire de qui était Toussaint et, pour une raison irréfragable, personne ne doit apprendre le nom du père. Marolles a vécu ainsi, se convainquant parfois d’avoir agi pour une cause juste – honorable, car le sujet est l’honneur. Dieu a choisi le destin de Marie et de son fils. Mais les années passant, son opinion est devenue moins claire. Il s’est pris à douter et parfois même regrette de ne pas avoir sauvé la mère. Il l’a abandonnée quasi morte, ce qui revient à admettre qu’elle ne l’était pas quand il a déguerpi avec Toussaint. En l’aidant autrement qu’en promettant de dire une messe, existait-il une chance qu’elle s’en sorte ? Pouvait-il alors conclure un marché avec elle ? Un donnant, donnant. Argent contre silence… Ensuite, il l’expédiait avec son enfant en province et aucun scandale ne se produisait.
Il est bon de réinventer le monde, de vouloir le corriger dans l’espoir de pardonner les fautes dont on se sent responsable, mais en approchant au plus vrai, en perçant l’âme de Marolles, on découvre ce qui le hante et le rend détestable. Il craint que Toussaint réclame des explications. Un jour, il voudra savoir ce qu’il s’est passé à sa naissance, pourquoi Marolles est son parrain, d’où il connaissait sa mère. Étrangement, et sans que cela le rassure, l’orphelin n’a jamais posé de questions. Il se contente de ce qui est. Il fut trouvé au Pont-Neuf. Enfant d’une mère inconnue, il doit sa vie à un miracle. Le jésuite se trouvait là. La charité le décida à le recueillir. Sa version tient bon. D’autant qu’il limite les contacts avec Toussaint par peur d’être confronté à son regard, à cette cicatrice qui lui rappelle l’horreur de cette naissance. Marolles craint de se trahir ou de ne pas trouver les mots mettant fin à la discussion qu’il redoute. Cela explique qu’il laisse aller ce garçon étrange, comptant ses pas comme autant de secondes interminables.
Que proposer à un jeune homme pour lui occuper l’esprit ? Il n’a pas d’idées si ce n’est de lui demander, comme chaque fois, comment se sont passés les semaines et les mois depuis leur dernier face-à-face. Et ce sujet vient d’être épuisé.
— Oui, marchons encore, répète le jésuite. La journée débute à peine.
Tant qu’ils ne sont pas à l’arrêt, il espère s’en sortir.
Toussaint, lui, sait précisément ce qu’il veut faire, mais il n’en parlera pas. Il profite de l’indécision du jésuite pour descendre la rue
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