Un long chemin vers la liberte
devenu une créature de la nuit. Je restais dans ma planque pendant la journée et je n’en sortais qu’à la nuit tombée pour faire mon travail. Je travaillais principalement à partir de Johannesburg mais je voyageais autant qu’il était nécessaire. J’habitais dans des appartements vides, dans des maisons, partout où je pouvais rester seul sans me faire remarquer. Je suis quelqu’un qui recherche la compagnie mais j’aime encore plus la solitude. J’accueillais cette possibilité d’être seul, pour réfléchir et organiser. Mais on peut aussi avoir trop de solitude. Ma femme et ma famille me manquaient terriblement.
La clef de la clandestinité c’est d’être invisible. Tout comme il y a une façon de marcher dans une pièce pour se faire remarquer, il y a une façon de marcher et de se conduire qui vous font passer inaperçu. En tant que responsable, on cherche souvent à se mettre en avant ; quand on est hors la loi, le contraire est vrai. Quand j’étais dans la clandestinité, je ne me tenais pas aussi droit pour marcher. Je parlais plus doucement, de façon moins claire et moins précise. J’étais plus passif, plus discret ; je ne demandais rien et je laissais les gens me dire ce qu’il fallait faire. Je ne me rasais pas et je ne me faisais pas couper les cheveux. Mon déguisement le plus courant était celui de chauffeur ou de jardinier. Je portais une salopette d’ouvrier agricole ainsi que des lunettes sans monture qu’on appelait des lunettes Mazzawati. J’avais une voiture et je portais une casquette de chauffeur avec ma salopette. Le rôle de chauffeur était commode parce que je pouvais voyager en prétextant conduire la voiture de mon maître.
Au cours des premiers mois, alors qu’on avait lancé un mandat d’arrêt contre moi et que j’étais recherché par la police, mon existence de proscrit excita l’imagination de la presse. On publiait en première page des articles qui affirmaient qu’on m’avait vu ici ou là. On dressait des barrages routiers dans tout le pays mais la police rentrait toujours bredouille. On m’avait surnommé le Mouron noir, une version un peu péjorative du personnage de la baronne Orczy, le Mouron rouge, qui échappait de façon téméraire à la capture pendant la Révolution française {12} .
Je voyageais secrètement dans tout le pays ; j’étais avec les musulmans au Cap ; avec les ouvriers du sucre dans le Natal ; avec les ouvriers d’usine à Port Elizabeth ; je traversais les townships dans différentes régions du pays et j’assistais à des réunions clandestines la nuit. J’entretenais même la mythologie du Mouron noir en téléphonant à des journalistes depuis des cabines pour leur raconter ce que nous allions faire ou pour leur parler de la sottise de la police. J’apparaissais ici ou là au grand dam des autorités et pour le plus grand plaisir des gens.
On racontait beaucoup d’histoires folles ou inexactes sur ma vie de clandestin. Les gens aiment embellir les hauts faits de bravoure. Cependant, en de nombreuses occasions, je m’étais échappé de justesse, ce que tout le monde ignorait. Une fois, je roulais en ville et je me suis arrêté à un feu rouge. J’ai jeté un coup d’œil à gauche et dans la voiture d’à côté, j’ai vu le colonel Spengler, le chef de la police de sécurité pour la région du Witwatersrand. Cela aurait été une aubaine pour lui d’attraper le Mouron noir. Je portais une casquette d’ouvrier, ma salopette bleue et mes lunettes. Il n’a pas regardé dans ma direction, mais les quelques secondes pendant lesquelles j’ai attendu que le feu passe au vert m’ont semblé durer des heures.
Un après-midi, à Johannesburg, j’étais déguisé en chauffeur de maître, avec un long manteau et une casquette, et j’attendais à un coin de rue qu’on vienne me prendre en voiture ; à ce moment-là, j’ai vu un policier africain qui s’avançait délibérément vers moi. J’ai regardé où je pouvais me sauver mais, avant que j’aie eu le temps de le faire, il m’a souri en me faisant le salut de l’ANC, le pouce levé et il a disparu. Des incidents de ce genre arrivaient souvent et j’étais rassuré de voir la loyauté de nombreux policiers africains. Un sergent noir avait l’habitude de renseigner Winnie sur ce qu’allait faire la police. Il lui murmurait : « Que Madiba ne soit pas à Alexandra mercredi soir parce qu’il va y avoir une descente
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