Un long chemin vers la liberte
membres de ma famille du Transkei. Des centaines de manifestants se tenaient à une rue du tribunal et il semblait y avoir autant de policiers que de spectateurs.
En entrant dans le prétoire, j ’ ai levé le poing droit et j ’ ai crié « Amandla ! », à quoi a répondu un puissant « Ngawethu ! » . Le juge a frappé la table avec son marteau et a réclamé le silence. Quand le calme est revenu, il a rappelé les charges et j ’ ai eu la possibilité de parler. Ma demande en réduction a duré plus d ’ une heure. Ce n ’ était pas un appel juridique mais un testament politique. Je voulais expliquer à la cour comment et pourquoi j ’ étais devenu celui que j ’ étais aujourd ’ hui, pourquoi j ’ avais fait ce que j ’ avais fait et pourquoi, si j ’ en avais encore l ’ occasion, je le referais.
Il y a de nombreuses années, quand j ’ étais enfant dans mon village du Transkei, j ’ écoutais les anciens de la tribu qui racontaient des histoires sur l ’ ancien temps, avant l ’ arrivée de l ’ homme blanc. Alors, notre peuple vivait en paix sous le règne démocratique de ses rois et de ses amapakati [littéralement les « initiés », mais le terme désigne ceux qui sont les plus proches du roi] et se déplaçait en toute liberté et en toute confiance d ’ un bout à l ’ autre du pays sans entraves. Le pays était à nous, par le nom et le droit. Nous occupions la terre, les forêts, les fleuves ; nous extrayions les richesses minérales cachées dans le sol et toutes les autres richesses de ce beau pays. Nous installions et exercions notre propre gouvernement, nous contrôlions nos armes et nous organisions le commerce. Les anciens racontaient des histoires de guerres dans lesquelles nos ancêtres avaient combattu pour défendre notre patrie, ainsi que les actes de bravoure des généraux et des soldats dans ces temps épiques… La structure et l ’ organisation des premières sociétés africaines de ce pays me fascinaient et elles ont eu une grande influence sur l ’ évolution de mes conceptions politiques. La terre, principale ressource à l ’ époque, appartenait à la tribu tout entière et la propriété privée n ’ existait pas. Il n ’ y avait pas de classes, pas de riches ni de pauvres, pas d ’ exploitation de l ’ homme par l ’ homme. Tous les hommes étaient libres et égaux, tel était le principe directeur du gouvernement, principe qui se traduisait également dans l ’ organisation du Conseil, qu ’ on appelait « Imbizo » ou « Pitso » ou « Kgotla », qui gérait les affaires de la tribu. Le Conseil était parfaitement démocratique et tous les membres de la tribu pouvaient participer à ses délibérations. Chef et sujet, guerrier et sorcier, tous étaient présents, tous avaient leur mot à dire. C ’ était un organisme si puissant et si influent qu ’ aucune mesure d ’ importance ne pouvait être prise sans son avis.
Cette société comprenait encore bien des éléments primitifs ou peu élaborés et, à l’heure actuelle, elle ne serait plus viable, mais elle contenait les germes de la démocratie révolutionnaire, où il n’y aura plus ni esclavage ni servitude, et d’où la pauvreté, l’insécurité, le besoin seront bannis. C’est cette histoire qui nous soutient, mes camarades et moi, dans notre lutte.
J’ai dit à la cour que j’avais rejoint l’ANC et que sa politique de démocratie et d’antiracisme reflétait mes convictions les plus profondes. J’ai expliqué qu’en tant qu’avocat j’avais souvent été obligé de choisir entre l’obéissance à la loi et l’accord avec ma conscience.
Je dirais que la totalité de la vie de tout Africain qui pense dans ce pays est placée sous le signe d’un conflit entre sa conscience d’un côté et la loi de l’autre. Ce n’est pas un conflit spécifique à ce pays. Ce conflit apparaît pour les hommes de conscience, pour les hommes qui pensent et qui ont des sentiments profonds dans chaque pays. Récemment, en Grande-Bretagne, un pair du royaume, le comte [Bertrand] Russell, sans doute le philosophe le plus respecté d’Occident, a été jugé et condamné précisément pour s’être livré au genre d’activité qui m’a amené devant vous aujourd’hui – parce qu’il avait suivi sa conscience en défiant la loi, pour protester contre la politique d’armes nucléaires poursuivie par le gouvernement de son pays. Il ne
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