Un long chemin vers la liberte
le regard étonné du Dr. Bokwe et du professeur Matthews. J’aurais voulu disparaître sous le plancher. J’avais violé un grand nombre de règles de l’université. Mais le professeur Matthews, pourtant responsable de la discipline à Fort Hare, ne m’en a jamais parlé. Il tolérait ce qu’il considérait comme un amusement si un travail assidu le compensait. Je pense que je n’ai jamais étudié avec autant de zèle que dans les semaines qui ont suivi la soirée au Ntselamanzi.
Fort Hare se caractérisait par un niveau de raffinement intellectuel et social qui m’était nouveau et étranger. D’après les critères occidentaux, Fort Hare n’aurait peut-être pas semblé très mondain, mais pour un garçon de la campagne comme moi, c’était une révélation. Je portais des pyjamas pour la première fois, ce qu’au début je trouvai désagréable, mais à quoi je finis par m’habituer. Je n’avais jamais utilisé de brosse à dents ni de dentifrice ; chez nous, nous utilisions de la cendre pour nous blanchir les dents et un cure-dent pour les nettoyer. Je découvrais aussi les chasses d’eau des toilettes et les douches d’eau chaude. Pour la première fois, je me lavais avec du savon et non avec le détergent bleu dont je m’étais servi chez moi pendant tant d’années.
Peut-être à cause de toutes ces choses inconnues, je regrettais les plaisirs simples de mon enfance. Je n ’ étais pas le seul à éprouver cela et je faisais partie d ’ un groupe de jeunes gens qui organisaient en secret des expéditions nocturnes sur la ferme de l ’ université pour y faire griller du mealies. Nous nous asseyions en cercle et, pendant que les épis de maïs grillaient, nous racontions des histoires. Nous n ’ étions pas poussés par la faim mais nous avions besoin de retrouver notre enfance et ce qui nous évoquait le plus l ’ endroit d ’ où nous venions. Nous nous vantions de nos conquêtes, de nos prouesses sportives et de l ’ argent que nous gagnerions quand nous aurions réussi à nos examens. Je me sentais un jeune homme raffiné et pourtant j ’ étais toujours un paysan à qui manquaient les plaisirs de la campagne.
Si Fort Hare était un sanctuaire éloigné du monde, nous nous intéressions quand même au déroulement de la Seconde Guerre mondiale. Comme mes camarades, j’étais un ardent partisan de la Grande-Bretagne et je fus très ému d’apprendre que le grand défenseur de l’Angleterre en Afrique du Sud, l’ancien Premier ministre Jan Smuts, prononcerait le discours lors de la cérémonie de remise des diplômes à la fin de ma première année. C’était un grand honneur pour Fort Hare que d’accueillir un homme reconnu comme un chef d’Etat de stature internationale. Jan Smuts, qui était alors vice-Premier ministre, faisait campagne dans tout le pays pour que l’Afrique du Sud déclare la guerre à l’Allemagne, alors que le Premier ministre, J.B. Hertzog, défendait la neutralité. J’étais extrêmement impatient de voir de près un homme comme Smuts.
Trois ans plus tôt, Hertzog avait mené l’offensive pour supprimer le droit de vote aux derniers Noirs qui l’avaient encore dans la province du Cap, mais je trouvai Smuts sympathique. Il me semblait plus important qu’il ait aidé la Société des Nations à défendre la liberté dans le monde que de l’avoir réprimée en Afrique du Sud.
Smuts parla de l’importance de soutenir la Grande-Bretagne contre les Allemands et dit que l’Angleterre défendait les mêmes valeurs occidentales que nous, les Sud-Africains. Je me souviens que, quand il parlait anglais, il avait un accent aussi mauvais que le mien ! Avec mes camarades, je l’ai chaleureusement applaudi. Je l’ai acclamé quand il nous a appelés à lutter pour la liberté de l’Europe, en oubliant que nous ne jouissions pas de cette même liberté dans notre propre pays.
A Fort Hare, Smuts prêchait des convaincus. Chaque soir, le directeur de la résidence Wesley avait l’habitude de nous décrire la situation militaire en Europe et, tard dans la nuit, nous nous réunissions autour d’un vieux poste de radio pour écouter la BBC, qui retransmettait les discours de Winston Churchill. Mais si nous soutenions la position de Smuts, sa visite entraîna cependant beaucoup de discussions. Au cours de l’une d’elles, un garçon de mon âge, Nyathi Khongisa, qu’on jugeait très intelligent, accusa Smuts d’être raciste. Il dit que
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