Un long chemin vers la liberte
réfléchit un instant avant de répondre. « Très bien. Si c’est ce que vous avez décidé. Mais j’ai aussi pensé à cette affaire et voici ce que je vous propose : vous pourrez revenir à Fort Hare l’année prochaine à condition que vous fassiez partie du CRE. Vous avez tout l’été pour y réfléchir, Mr. Mandela. »
D’une certaine façon, j’étais aussi surpris par ma réponse que par celle du Dr. Kerr. Je savais qu’il était extrêmement imprudent pour moi de quitter Fort Hare mais à ce moment-là j’aurais dû accepter un compromis, ce dont j’étais simplement incapable. Quelque chose en moi me l’interdisait. Tout en appréciant la position du Dr. Kerr et sa volonté de me donner une seconde chance, je supportais mal son pouvoir absolu sur moi pour contrôler mon destin. J’aurais dû avoir le droit de démissionner du CRE si je le souhaitais. Cette injustice me restait sur le cœur et à cet instant je considérais moins le Dr. Kerr comme un bienfaiteur que comme un dictateur. Quand je quittai Fort Hare à la fin de l’année, je me sentais très mal à l’aise.
8
En général, quand je revenais à Mqhekezweni, c ’ était avec un sentiment de calme et d ’ accomplissement. Mais pas cette fois. Après avoir passé mes examens et être rentré chez moi, j ’ ai dit au régent ce qui se savait déjà. Il était furieux et n ’ arrivait pas à comprendre les raisons de mes actes. Il trouvait cela absurde. Sans même écouter mes explications, il m ’ informa sans ménagements que je devais obéir aux instructions du principal et retourner à Fort Hare en automne. Son ton n ’ invitait pas à la discussion. Il aurait été inutile et irrespectueux de discuter avec mon bienfaiteur. Je décidai de laisser les choses se calmer un peu.
Justice était aussi revenu à Mqhekezweni et nous fûmes très heureux de nous revoir. Même quand nous avions été séparés pendant longtemps, les liens fraternels qui nous unissaient renaissaient aussitôt. Justice avait quitté l ’ école l ’ année précédente et habitait au Cap.
Quelques jours après, je repris mon ancienne vie. Je m ’ occupais des affaires du régent, y compris son troupeau et ses relations avec les autres chefs. Je ne m ’ attardai pas sur la situation à Fort Hare mais la vie a une façon de décider pour ceux qui hésitent. Quelque chose de tout à fait différent, sans relation avec mes études, me força la main.
Quelques semaines après mon retour, le régent nous convoqua. « Mes enfants, dit-il d ’ une voix sombre, j ’ ai peur qu ’ il ne me reste plus beaucoup de temps à passer dans ce monde et, avant de partir en voyage vers le pays des ancêtres, mon devoir m ’ oblige à voir mes deux fils convenablement mariés. J ’ ai donc arrangé des mariages pour vous deux. »
Cette nouvelle nous prit par surprise et nous nous regardâmes, partagés entre l ’ étonnement et l ’ impuissance. Les jeunes filles appartenaient à de très bonnes familles, ajouta le régent. Justice devait épouser la fille de Khalipa, un important aristocrate thembu, et Rolihlahla, comme le régent m ’ appelait toujours, devait épouser la fille du prêtre thembu local. Il dit que les mariages auraient lieu immédiatement. D ’ habitude, la lobola est payée sous forme de bétail par le père du jeune homme ; dans le cas de Justice, elle serait payée par la communauté, et dans le mien par le régent lui-même.
Justice et moi, nous n ’ avons rien dit. Nous n ’ avions pas à poser de questions au régent, et en ce qui le concernait, l ’ affaire était réglée. Le régent ne souffrit aucune discussion : la fiancée avait déjà été choisie et la lobola payée. C ’ était définitif.
Justice et moi quittâmes l ’ entretien la tête baissée, abasourdis et déprimés. Le régent agissait en accord avec la loi thembu et l ’ on ne pouvait rien dire : il voulait que nous soyons installés pendant sa vie. Nous avions toujours su que le régent avait le droit d ’ arranger nos mariages, mais maintenant ce n ’ était plus une possibilité abstraite. Les fiancées n ’ étaient pas le fruit de l ’ imagination, mais des femmes de chair et d ’ os que nous connaissions vraiment.
Avec tout le respect que je devais à la famille de la jeune femme, j ’ aurais été malhonnête si j ’ avais dit que la fille que le régent avait choisie pour moi était la fiancée de mes rêves. Sa famille
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