Un long chemin vers la liberte
apportait un démenti. Sa population, issue de tous les groupes linguistiques africains, était parfaitement adaptée à la vie citadine et politiquement consciente. La vie urbaine tendait à estomper les distinctions tribales et ethniques, et au lieu d ’ être des Xhosas, des Sothos, des Zoulous ou des Shangaans, nous étions des Alexandriens. Cela créait un sentiment de solidarité qui inquiétait beaucoup les autorités blanches. Vis-à-vis des Africains, le gouvernement avait toujours utilisé la tactique du diviser-pour-régner, et il comptait sur la force des divisions ethniques. Mais dans des endroits comme Alexandra, ces différences s ’ effaçaient.
Alexandra tient une place de choix dans mon cœur. C ’ est le premier endroit où j ’ ai vécu après être parti de chez moi. Plus tard, j ’ ai habité plus longtemps à Orlando, un quartier de Soweto, qu ’ à Alexandra et pourtant j ’ ai toujours considéré Alexandra comme l ’ endroit où j ’ étais chez moi sans y avoir de maison, et Orlando comme l ’ endroit où j ’ avais une maison mais où je n ’ étais pas chez moi.
Pendant la première année, j ’ ai plus appris sur la pauvreté que pendant toute mon enfance à Qunu. J ’ avais l ’ impression de ne jamais avoir d ’ argent et je réussissais à survivre avec de très maigres ressources. Le cabinet d ’ avocats me payait un salaire de 2 livres par mois, car il avait généreusement refusé l ’ indemnité que les stagiaires payaient normalement. Avec ces 2 livres, je payais 13 shillings et 4 pence de loyer mensuel pour ma chambre chez les Xhoma. Le moyen de transport le moins cher était le bus « indigène » – réservé aux Africains – qui avec 1,10 livre par mois écornait considérablement mon budget. Je payais aussi des droits à l ’ université d ’ Afrique du Sud afin de passer mon diplôme par correspondance. Je dépensais encore un peu plus d ’ une livre pour ma nourriture. Une partie de mon salaire passait dans quelque chose d ’ encore plus vital – des bougies, car sans elles, je ne pouvais pas étudier. Je n ’ avais pas les moyens de m ’ acheter une lampe à pétrole ; les bougies me permettaient de lire tard la nuit.
Chaque mois, il me manquait inévitablement quelques pence. Très souvent, le matin, je faisais à pied six miles pour descendre en ville et, le soir, six miles pour revenir, afin d ’ économiser le prix du bus. J ’ ai souvent passé des journées avec une seule bouchée dans le ventre, et sans vêtements de rechange. Mr. Sidelsky, qui était de la même taille que moi, me donna une fois un de ses vieux costumes et, grâce à de nombreux raccommodages et de nombreuses reprises, je l ’ ai porté chaque jour pendant près de cinq ans. A la fin, il y avait plus de reprises que de tissu.
Un après-midi que je rentrais à Alexandra par le bus, je me suis assis à côté d ’ un type de mon âge. C ’ était un de ces jeunes gens qui portaient des costumes imitant ceux des gangsters américains du cinéma. Je me suis rendu compte que ma veste touchait la sienne. Il l ’ a remarqué lui aussi et s ’ est prudemment écarté pour que je ne puisse pas le salir. Quand j ’ y repense, je trouve que c ’ était un geste mesquin et comique, mais pénible sur le moment.
Il n ’ y a pas grand-chose de positif à dire sur la pauvreté, mais elle faisait souvent naître l ’ amitié. Beaucoup s ’ empressent autour de vous quand vous êtes riche, mais seules quelques personnes, rares et précieuses, le font quand vous êtes pauvre. Si la richesse est un aimant, la pauvreté est une sorte de repoussoir. Pourtant, quand vous êtes pauvre, les autres vous manifestent souvent une générosité véritable. Un matin, j ’ ai décidé de descendre en ville à pied pour économiser de l ’ argent et j ’ ai aperçu une jeune fille qui avait été avec moi à Fort Hare. Elle s ’ appelait Phyllis Maseko et elle venait vers moi sur le même trottoir ; j ’ ai eu honte de mon costume usé jusqu ’ à la trame et j ’ ai traversé la rue en espérant qu ’ elle ne me reconnaîtrait pas. Mais je l ’ ai entendue qui appelait : « Nelson… Nelson ! » Je me suis arrêté, je suis revenu sur mes pas, en faisant semblant de ne pas l ’ avoir reconnue. Elle était heureuse de me revoir, mais je me suis aperçu qu ’ elle observait mon costume râpé. « Nelson, me dit-elle, voici mon adresse, 234 Orlando
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