Un Monde Sans Fin
seulement maintenant combien Cath,
Joanie et Éric lui avaient manqué.
Sa maison se trouvait tout au bout du champ appelé Cent
Acres, perdue au milieu des arbres à l’orée de la forêt. Plus petite encore que
les masures des paysans, elle ne comptait qu’une seule pièce où la vache
dormait avec eux la nuit. Elle était faite d’un clayon nage enduit de torchis,
c’est-à-dire de branches d’arbre fichées en terre dont les rameaux, entrelacés
à la façon d’un panier, étaient maintenus ensemble à l’aide d’une pâte collante
à base de tourbe, de paille et de bouse de vache. Un trou pratiqué dans le toit
de chaume permettait à la fumée de s’échapper de l’âtre situé à même le sol, au
centre de la pièce. Les maisons de ce genre, peu solides, ne tenaient debout
que quelques années. En voyant ce taudis, Gwenda le trouva encore plus laid
qu’avant. Elle se jura intérieurement qu’elle ne passerait jamais sa vie dans
une maison pareille, à donner naissance tous les ans ou presque à des enfants
qui mourraient de faim en bas âge. Non, plutôt mourir que vivre comme sa
mère !
À une centaine de pas de sa maison, elle aperçut son père
qui venait dans sa direction, une cruche à la main. Il se rendait probablement
chez la mère d’Annet, Peggy Perkin, qui faisait office de bouilleur de cru. En
cette époque de l’année, le travail aux champs ne manquait pas, et Pa avait
toujours de l’argent.
Il ne la remarqua pas tout de suite. Gwenda en profita pour
l’observer tandis qu’il marchait sur l’étroite bande de terre délimitant deux
parcelles. Il portait une longue tunique qui lui descendait aux genoux, un vieux
chapeau élimé et des sandales attachées à ses pieds à l’aide d’une tresse de
paille. Tout en cheminant, il épiait discrètement les femmes dans les champs,
comme s’il tenait à ne pas être vu d’elles. Sa démarche, à la fois furtive et
désinvolte, était celle d’un étranger mal assuré mais qui tenait à revendiquer
son droit à se trouver ici. Ses yeux rapprochés, son nez fort et sa large
mâchoire trouée d’une fossette formaient un visage triangulaire bosselé dont
Gwenda avait malheureusement hérité.
Regardant devant lui, il s’aperçut enfin qu’une femme venait
à sa rencontre. Il lui jeta un de ses brefs regards sournois et s’empressa de
baisser les yeux. Il les releva immédiatement, sidéré.
« Toi ! s’écria-t-il, ébahi. Qu’est-ce qui s’est
passé ? »
Gwenda le dévisagea avec hauteur, le menton dressé.
« Sim n’était pas un colporteur, c’était un hors-la-loi, et tu le
savais !
— Où est-il maintenant ?
— En enfer, où il t’attend.
— Tu l’as tué ?
— Pas moi, la main de Dieu ! Le pont de
Kingsbridge s’est écroulé juste au moment où il passait dessus. »
Gwenda avait décidé une bonne fois pour toutes de taire à
jamais la vérité sur cette histoire. « Dieu l’a puni pour son péché,
reprit-elle. Il ne t’a pas encore puni, toi ?
— Dieu pardonne aux bons chrétiens.
— C’est tout ce que tu as à me dire ? Que Dieu est
clément envers ceux qui le prient ?
— Comment as-tu fait pour t’échapper ?
— J’ai utilisé mon intelligence. »
Une expression rusée passa sur le visage du père. « Tu
es une bonne fille », lâcha-t-il.
Elle le considéra d’un air soupçonneux. « Quelle autre
sottise t’apprêtes-tu à faire, maintenant ?
— Bonne fille ! Rentre à la maison et va trouver
ta mère. Tu auras droit à une chope de bière au, dîner. » Sur ce, il
reprit sa marche.
Gwenda réfléchit rapidement. La réaction de Ma en retrouvant
sa fille n’avait pas l’air d’inquiéter Pa. Peut-être pensait-il qu’elle ne lui
dirait rien, qu’elle aurait trop honte. Eh bien, il se trompait !
Cath et Joanie jouaient dehors dans la boue. En
reconnaissant leur sœur, elles s’élancèrent vers elle. Skip se mit à aboyer
frénétiquement. Gwenda étreignit ses sœurs, toute au bonheur de les retrouver,
ravie en cet instant d’avoir planté son couteau dans la tête d’Alwyn.
Elle entra dans la masure. Assise sur un tabouret, Ma
faisait boire du lait à Éric dans une tasse qu’elle tenait à deux mains pour
qu’il ne la renverse pas. À la vue de sa fille aînée, elle poussa un cri de
joie et se leva pour l’embrasser, prenant juste le temps de reposer la tasse.
Gwenda fondit en larmes, incapable de retenir un chagrin qui
ne
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