Un Monde Sans Fin
que cette maison avait cessé d’être la sienne. Cette découverte
ébranlait les fondements mêmes de toute son existence. Aussi loin que
remontaient ses souvenirs, elle avait vécu sous ce toit, et voilà
qu’aujourd’hui elle n’y était plus en sécurité !
Il fallait qu’elle en parte. Et pas la semaine
prochaine ! Pas même demain matin, mais sur-le-champ ! décida-t-elle.
Mais pour aller où ? Qu’importe, quelle
différence ? Rester ici et manger le pain posé sur la table par son père
signifiait se soumettre à sa volonté : admettre qu’elle était
effectivement une marchandise destinée à la vente. Ah, elle n’aurait jamais dû
boire ce premier bol de bière. La seule chance qui lui restait à présent,
c’était de dire non et de quitter ce toit à l’instant.
Plantant ses yeux dans ceux de sa mère, elle déclara :
« Tu te trompes, c’est le diable. Et les vieilles légendes disent
vrai : « Qui passe un pacte avec le diable finit par payer bien plus
cher qu’il ne l’imaginait. »
Ma détourna le regard. Gwenda se leva. Elle avait toujours
son bol à la main. L’inclinant, elle le vida par terre. Skip vint aussitôt
laper la flaque.
« J’ai payé cette cruche un quart de penny !
s’écria son père avec colère.
— Adieu », dit Gwenda, et elle partit.
18.
Le dimanche suivant, Gwenda assista à l’audition qui
scellerait le destin de l’homme qu’elle aimait.
Le tribunal seigneurial se tenait dans l’église après
l’office. C’était en vérité une réunion au cours de laquelle étaient prises des
mesures intéressant l’ensemble du village. Il pouvait s’agir de querelles de
terrain, d’accusations de vol ou de viol, de dettes, mais le plus souvent le
débat concernait des questions d’organisation générale, telles que la date à
laquelle l’équipe communale et ses huit bœufs devaient commencer les labours.
Les sentences prononcées se voulaient fondées sur le bon sens.
En théorie, c’était au seigneur du village de trancher, mais
la loi normande importée en Angleterre par les envahisseurs français trois
siècles auparavant lui imposait de suivre les coutumes de ses prédécesseurs et,
lorsqu’il ne les connaissait pas, de consulter un jury composé de douze hommes
à la position bien établie dans le village. Dans la pratique, la procédure se
transformait donc souvent en une négociation entre seigneur et villageois.
Dans le cas présent, il y avait un problème : le
village de Wigleigh n’avait plus de seigneur. Sieur Stephen avait trouvé la
mort dans l’effondrement du pont et le comte Roland, conformément à ses
prérogatives, ne lui avait pas nommé de successeur, ayant été lui-même
gravement blessé dans l’accident. Terrassé par une violente fièvre, le suzerain
n’était pas en mesure de s’exprimer avec cohérence. Il n’avait repris
conscience que la veille du jour où Gwenda avait quitté Kingsbridge. Elle en
avait d’ailleurs informé les villageois.
Il n’était pas rare qu’un village se retrouve sans seigneur.
Les seigneurs, en effet, s’absentaient fréquemment, que ce soit pour aller
guerroyer, siéger au Parlement, se défendre dans des procédures ou simplement
pour passer un moment auprès de leur comte ou du roi. Ils étaient alors
remplacés par un autre seigneur, nommé par le suzerain. En règle générale, le
comte Roland désignait l’un de ses fils, mais là, il avait été pris de court.
Aucun seigneur n’ayant été nommé, c’était à l’intendant du village d’en
administrer les terres du mieux qu’il le pouvait.
Cet intendant, appelé bailli, avait pour tâche de veiller à
la bonne exécution des décisions du seigneur, ce qui lui conférait un certain
pouvoir sur ses concitoyens. Pouvoir dont l’étendue dépendait entièrement du
seigneur, selon qu’il contrôlait de près son bailli ou lui laissait la bride
sur le cou. Sieur Stephen appartenait à la seconde catégorie, contrairement au
comte Roland, connu pour tenir son monde d’une main de fer.
Nathan le Bailli avait été l’intendant du seigneur Stephen
et du seigneur Henry avant lui. Selon toute vraisemblance, il continuerait
d’assumer ces fonctions sous le prochain seigneur. Chétif mais plein d’énergie,
c’était un bossu à l’esprit aussi tordu que son corps, qui en voulait à la
terre entière de n’avoir pas hérité de la position de son père, bailli du comte
de Shiring, et d’avoir
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