Un Monde Sans Fin
à
profiter du désarroi de l’aveugle pour s’entretenir avec lui. Attendre qu’il
ait vent de la bonne disposition des moines à son égard serait bien trop
risqué.
Le sous-prieur était assis sur un lit. Il avait la tête
bandée et le bras en écharpe. Il était pâle et des tics crispaient son visage
par intermittence, preuve qu’il était ébranlé.
Siméon, assis à côté de sa couche, jeta à Godwyn un regard
dégoûté. « Vous êtes content, je suppose ? »
Godwyn ne releva pas sa remarque. « Frère Carlus, vous
serez heureux de savoir que les reliques du saint ont été remises en bonne
place avec les hymnes et les prières de rigueur. Le saint nous pardonnera
sûrement ce tragique accident. »
Carlus secoua la tête. « Il ne s’agit pas d’un
accident. Tout survient de par la volonté de Dieu. »
Godwyn sentit renaître ses espoirs. Ce début d’entretien
était prometteur.
« Ne prononcez pas de paroles définitives, mon
frère ! s’empressa d’intervenir Siméon.
— C’est un signe, insista l’aveugle. Dieu nous fait savoir
qu’il ne veut pas de moi comme prieur. »
Godwyn se réjouit intérieurement : c’était mot pour mot
la phrase qu’il souhaitait entendre.
« Bêtises que tout cela ! » réagit Siméon
sans se laisser démonter. Il prit une tasse sur la table de chevet et la plaça
dans la main de Carlus. Elle devait contenir du vin chaud au miel, pensa
Godwyn, sachant que c’était le remède prescrit par mère Cécilia dans presque
toutes les situations. « Buvez ! ordonna le moine.
— Ce serait pécher que d’ignorer un tel message, répéta
Carlus avant d’obtempérer.
— Il n’est pas toujours facile de déchiffrer les
messages divins, protesta Siméon.
— En effet. Mais quand bien même vous auriez raison,
les frères n’éliront pas un prieur qui n’est pas capable de porter les reliques
du saint sans trébucher. »
Godwyn se permit une amabilité : « Certains
d’entre eux se sentent plus portés à la miséricorde qu’à la
condamnation. »
Siméon lui jeta un regard perplexe, se demandant, à juste
titre, où il voulait en venir.
Godwyn, en effet, se faisait l’avocat du diable pour obtenir
de Carlus un engagement plus manifeste. Qui sait ? Un désistement
peut-être, ferme et définitif.
Comme il l’espérait, Carlus le suivit dans cette direction.
« Un prieur doit être un moine que ses frères respectent et estiment
capable de les conduire avec sagesse. Pas un homme pour lequel ils éprouvent de
la pitié, clama-t-il, et l’amertume de l’invalide transparut dans sa voix.
— Je suppose qu’il y a du vrai là-dedans », avança
Godwyn avec une feinte hésitation, comme si cette phrase lui était extorquée de
force. Et il prit le risque d’ajouter : « Mais peut-être devriez-vous
suivre l’avis de Siméon et remettre votre décision à plus tard, quand vous
aurez repris vos forces.
— Je ne me suis jamais senti mieux, répliqua Carlus qui
ne voulait pas admettre sa faiblesse devant le jeune Godwyn. Je ne me sentirai
pas mieux demain qu’aujourd’hui. Attendre ne changera rien à l’affaire :
Je me retire de l’élection. »
À ces mots, Godwyn se leva brusquement. Baissant la tête
pour ne pas révéler son triomphe, attitude qui pouvait passer pour un signe de
soumission, il déclara : « Votre esprit est aussi clair que toujours,
frère Carlus. Je transmettrai aux moines votre décision. »
Siméon voulut protester. L’entrée impromptue de mère Cécilia
l’en empêcha. Elle semblait fort agitée. « Le comte Roland menace de
quitter le lit s’il ne voit pas le sous-prieur sur-le-champ. Or, il ne doit pas
bouger car son crâne n’est pas entièrement soudé, et frère Carlus doit garder
le lit, lui aussi. »
Tournant les yeux vers Siméon, Godwyn décida :
« Nous y allons ! »
Il jubilait intérieurement. Carlus ne s’était pas le moins
du monde rendu compte qu’il était mené par le bout du nez. Il avait retiré sa
candidature de lui-même, laissant Thomas seul en lice. Un Thomas que lui,
Godwyn, éliminerait quand il le voudrait. Son plan avait remarquablement
réussi. Jusqu’ici, en tout cas.
Les deux moines montèrent ensemble l’escalier.
Étendu sur le dos, la tête entourée d’épais bandages, le
comte Roland parvenait néanmoins à conserver les attributs du pouvoir. Il avait
dû recevoir la visite du barbier, parce qu’il était rasé et que le peu
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