Un Monde Sans Fin
chez autrui. Quand
tout le monde autour de nous est en proie à la panique, à la terreur ou à la
confusion, toi et moi, nous savons prendre en main la situation.
— Il y a du vrai là-dedans, j’imagine, admit Caris à
contre cœur.
— Cela fait maintenant dix ans que je t’observe, depuis
le jour où j’ai été appelée ici pour m’occuper de ta mère, juste avant qu’elle
ne trépasse.
— Vous lui avez apporté le soulagement dans sa
détresse.
— En te parlant, j’ai tout de suite compris que tu
deviendrais une femme exceptionnelle. Mon impression s’est confirmée quand tu
as fréquenté l’école des religieuses. Aujourd’hui, tu as dix-huit ans. Tu dois
penser à ce que tu veux faire de ta vie. Je crois que Dieu a des tâches à te
confier.
— Comment pouvez-vous connaître les pensées de
Dieu ? »
Cécilia se raidit. « À quiconque me poserait la
question aussi brutalement, j’ordonnerais de se mettre à genoux et de prier
pour ses péchés. Mais je sais que ton interrogation est sincère, par conséquent
j’y répondrai. Je connais les pensées de Dieu parce que j’accepte les
enseignements de son Église. Et je suis convaincue qu’il veut que tu sois
religieuse.
— J’aime trop les hommes.
— C’est un problème qui s’estompe avec les années, je
peux te l’assurer. Je l’ai connu dans ma jeunesse.
— Je ne veux pas qu’on me dise comment vivre ma vie.
— Très bien, mais ne t’avise pas d’entrer chez les
béguines pour autant !
— Qu’est-ce que c’est ?
— C’est un ordre dans lequel les religieuses ne se
soumettent à aucune règle et ne prononcent pas de vœux perpétuels. Elles vivent
en communauté, cultivent leurs terres, élèvent leurs bêtes et refusent d’être
dirigées par des hommes. »
Les femmes qui osaient défier les normes, c’était un sujet qui
avait toujours passionné Caris. Elle demanda : « Où sont-elles
établies ?
— Aux Pays-Bas, principalement. Leur fondatrice,
Marguerite Porete, a écrit un livre : Le Miroir des âmes simples et
anéanties .
— J’aimerais bien le lire.
— C’est hors de question. Les béguines ont été
condamnées par l’Église pour hérésie. Elles sont persuadées que l’on peut
atteindre la perfection spirituelle ici-bas par le truchement de l’Esprit
libre.
— La perfection spirituelle ? Qu’entend-on par
là ?
— Pour le comprendre, il faudrait que tu cesses de
barricader ton esprit et d’en interdire l’accès à Dieu.
— Excusez-moi, mère Cécilia, mais chaque fois qu’un
être humain me dit quelque chose au sujet de Dieu, je pense aussitôt : les
humains étant faillibles, comment la vérité pourrait-elle ne pas l’être
aussi ?
— Comment l’Église pourrait-elle se tromper ?
— Eh bien, les musulmans ont des croyances différentes.
— Ce sont des païens !
— Et nous, nous sommes pour eux des infidèles. N’est-ce
pas la même chose ? D’après Buonaventura Caroli, il y a plus de musulmans
que de chrétiens dans le monde. Il faut bien que l’une de ces Églises se
trompe.
— Attention, Caris ! intervint mère Cécilia sur un
ton sévère. Ne laisse pas ta passion pour les débats te conduire au blasphème.
— Pardon, ma mère. » Si l’abbesse prenait plaisir
à discuter avec elle, il y avait toujours un moment où la discussion se
transformait en prêche. Le sachant, Caris faisait machine arrière, mais elle
gardait au cœur le léger sentiment d’avoir été dupée.
Mère Cécilia se leva. « Je ne te convaincrai pas contre
ta volonté. Toutefois, je voulais que tu saches vers où tendent mes pensées à
ton sujet. La meilleure chose que tu pourrais faire, c’est d’entrer dans notre
congrégation et de consacrer ta vie au soin des malades. Je te remercie pour le
vin. »
Sur le pas de la porte, Caris l’interrogea :
« Qu’est-il arrivé à Marguerite Porete ? Elle vit toujours ?
— Non. Elle est morte sur le bûcher. » Sur ces
mots, l’abbesse sortit dans la rue et referma la porte sur elle.
Caris resta plantée sur le seuil à fixer le panneau de bois.
La vie d’une femme était une maison aux portes closes. Impossible pour elle
d’entrer en apprentissage, d’étudier à l’université, de devenir prêtre ou
médecin, de bander un arc ou de se battre à l’épée. Impossible également de se
marier sans se soumettre à la tyrannie d’un mari.
Elle se demanda ce que Merthin faisait
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