Un Monde Sans Fin
donc
s’attendre à ce qu’il coûte le double, or ce n’est pas le cas. J’imagine que
c’est dû à sa conception, qui est à l’évidence plus rationnelle. »
À quoi Bill rétorqua : « Combien de jours par an
avons-nous besoin d’un pont assez large pour que deux chariots puissent s’y
croiser ?
— Tous les jours de marché et aussi pendant toute la
semaine de la foire à la laine.
— Pas vraiment, chicana Bill. En fait, une heure le
matin et deux ou trois dans la soirée.
— L’autre jour, j’ai perdu deux heures à attendre avant
de pouvoir passer avec ma charrette remplie d’orge.
— Tu aurais dû avoir le bon sens de te faire livrer ton
orge un jour de moindre affluence !
— Mais je livre, moi aussi. Et tous les
jours ! » riposta Dick, qui était le plus grand brasseur du comté. Il
possédait un alambic en cuivre colossal dans lequel il pouvait faire bouillir
cinq cents gallons de cru. D’où le nom de « Cuivre » qu’il avait
donné à sa taverne.
Edmond interrompit la joute. « Il y a des problèmes
bien plus graves que ceux liés à la perte de temps pour franchir le pont.
Notamment le désintérêt de certains commerçants qui nous préfèrent la foire de
Shiring, où il n’y a pas de pont et donc aucune attente. Une attente que
certains mettent à profit en concluant directement leurs affaires sur place. Et
ils s’en retournent chez eux sans même entrer dans la ville, s’économisant
ainsi le péage du pont et les taxes du marché. C’est une pratique illégale,
certes, mais nous n’avons jamais réussi à la stopper malgré tous nos efforts.
Enfin, il y a l’image que nous donnons de nous-mêmes. Pour l’heure, nous sommes
la ville dont le pont s’est effondré. Nous devons absolument changer cette
impression si nous voulons récupérer les affaires que nous sommes en train de
perdre. Pour ma part, j’aimerais que notre ville devienne célèbre dans toute
l’Angleterre pour être celle qui possède le plus beau pont du pays. »
Connaissant l’immense influence dont jouissait Edmond,
Merthin commençait à se dire que la victoire était proche.
Une femme obèse d’une quarantaine d’années se leva. Elle
avait pour nom Betty la Boulangère. Désignant le plan de Merthin, elle
demanda : « Qu’est-ce que c’est, cette pointe au milieu du parapet
qui surplombe l’eau à hauteur de la pile ? Cela ressemble à une
plate-forme de guet. C’est pour les pêcheurs ? » La salle s’esclaffa.
« C’est un refuge pour les piétons, expliqua Merthin.
Si vous traversez le pont à pied et que le comte de Shiring arrive soudain avec
vingt écuyers à cheval, vous avez un endroit où reculer.
— Espérons seulement que ce refuge pourra t’accueillir
tout entière, Betty ! » lança Édouard le Boucher.
Les rires repartirent de plus belle. Mais Betty n’en avait
cure, ayant d’autres questions à poser. « Pourquoi le pilier en dessous de
cette saillie est-il pointu sur toute sa longueur, de haut en bas jusqu’à
l’eau ? Sur le plan d’Elfric, les piliers sont arrondis.
— C’est pour dévier la course des débris qui flottent
sur l’eau. Prenez n’importe quel pont : vous verrez qu’ils ont tous des
piles ébréchées ou fendues. À votre avis, qu’est-ce qui les endommage ? À
coup sûr les grands morceaux de bois, troncs d’arbre ou poutres provenant de
bâtiments démolis, qui flottent sur l’eau et viennent heurter les piles au
moment de passer sous le pont.
— Ou Ian le Batelier, quand il a un verre dans le
nez ! Dit Édouard.
— Barques ou débris, ils endommageront moins des
piliers en pointe comme les miens. Ceux d’Elfric en revanche subiront l’impact
de plein fouet.
— Mes murs sont trop solides pour être abattus par un
peu de bois, riposta celui-ci.
— Au contraire, rétorqua Merthin. Vos arches étant plus
étroites que les miennes, la vitesse de l’eau s’en trouvera accélérée. Les
débris heurteront les piliers avec plus de force et les endommageront
davantage. »
À la mine qu’il fit, il était clair qu’Elfric n’avait même
pas réfléchi à cet aspect de la question. Mais l’assistance n’était pas
composée que de constructeurs. Comment pouvait-elle distinguer les bons
éléments de ceux qui ne l’étaient pas ?
À la base de chacun de ses piliers, Merthin avait dessiné un
tas de grosses pierres. Ce système de prévention, connu des constructeurs sous
le nom
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