Un Monde Sans Fin
étroites. Je ne sais pas comment
passeront les bateaux à grand tirant d’eau lorsque le niveau de l’eau sera au
plus bas.
— Qu’est-ce que tu proposes à la place ? »
Merthin réprima un sourire. Elfric venait de faire
exactement ce qu’il attendait : admettre qu’il n’avait pas d’autre
solution que celle qu’il avait proposée. « Je vais vous le dire. » Et
dans son for intérieur il ajouta : « Et vous prouver à tous que j’en
sais plus que ce crétin qui a osé briser mon vantail en mille morceaux. »
Il promena les yeux sur la salle. L’auditoire était pendu à ses lèvres. Tout
dépendait de ce qu’il allait leur dire maintenant. Il prit une longue
inspiration.
« À l’endroit où je veux édifier mon pilier, je
commencerai par enfoncer un long pieu effilé au bout dans le lit de la rivière.
Après quoi, j’en enfoncerai un second bord à bord et ainsi de suite jusqu’à
former un anneau de pieux.
— Un anneau de pieux ? railla Elfric. Ça
n’empêchera pas l’eau d’entrer. »
Étant celui qui avait posé la question, frère Thomas se
permit d’intervenir : « Ayez la bonté de l’écouter, je vous prie,
comme il vous a écouté quand vous parliez. »
Merthin reprit : « Après cela, je ferai un second
anneau de pieux à l’intérieur du premier en laissant entre les deux un espace
d’un demi-pied. » L’assistance à présent était tout ouïe.
« Qui ne sera pas plus imperméable que le
premier ! Fit remarquer Elfric.
— Suffit, Elfric ! lui signifia Edmond. Ça devient
intéressant. »
Merthin poursuivit : « Ensuite, je verserai un
mortier à base d’argile dans l’espace séparant les deux anneaux. Comme il est
plus lourd, le mortier refoulera l’eau hors des anneaux et bouchera les fentes
entre les pieux, faisant de cet espace vide un barrage imperméable à l’eau. Ce
système s’appelle un batardeau. »
L’auditoire demeurait figé dans le silence.
« En dernier lieu, j’écoperai à l’aide d’un seau toute
l’eau à l’intérieur du petit anneau, et cela jusqu’à ce que le fond de la
rivière soit mis à nu. Et alors, je construirai un socle en pierre en scellant
les blocs avec du mortier. »
Elfric était stupéfié. Edmond et Godwyn avaient les yeux
fixés sur Merthin.
« Je vous remercie tous les deux, dit Thomas. La
dernière explication me facilite la tâche pour ce qui est de prendre une
décision. Mais je ne parle qu’en mon nom.
— Je partage cet avis », dit Edmond.
*
Que Godwyn préfère le projet d’Elfric étonna grandement
Caris. Certes choisir pour constructeur un artisan confirmé était a priori plus
raisonnable. Mais comme son cousin se prétendait favorable aux réformes, elle
avait supposé qu’il s’enthousiasmerait pour les idées intelligentes et
novatrices de Merthin. Et voilà qu’il avait apporté son soutien au projet le
moins original.
Heureusement, Edmond avait réussi à déjouer ses manœuvres.
Finalement, Kingsbridge aurait un pont de toute beauté, construit selon des
plans intelligents et sur lequel deux chariots se croiseraient aisément.
Toutefois, l’ardeur déployée par Godwyn pour en confier la
construction à un flagorneur dénué d’imagination plutôt qu’à un homme intrépide
et débordant de talent augurait mal de l’avenir. Le fait qu’il ne supporte pas
l’échec ne laissait pas davantage présager des jours heureux. Lorsqu’il était
enfant, Pétronille le laissait toujours gagner aux échecs pour lui donner
confiance en soi. Mais le jour où il s’était mesuré à son oncle Edmond et avait
été battu par deux fois, il avait boudé et refusé de disputer une troisième
partie. C’était avec une expression identique qu’il avait quitté la halle de la
guilde après le vote sur les projets. Le problème n’était pas tant sa
préférence pour celui d’Elfric que son dépit de voir la décision finale prise
par les marchands et non par lui. Voilà pourquoi le lendemain, en accompagnant
son père chez Godwyn, Caris s’attendait déjà à des ennuis.
Le prieur les salua fraîchement et ne leur offrit rien à
boire. À son habitude, Edmond fit comme s’il ne remarquait rien. « Je veux
que Merthin commence le travail sur le pont immédiatement, dit-il en s’asseyant
à la table de la grande salle du rez-de-chaussée. Les engagements financiers
récoltés auprès de nos concitoyens s’élèvent à la somme totale du devis
présenté par
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