Un Monde Sans Fin
d’enrochement, avait pour but d’empêcher le courant d’user les piliers
comme il l’avait fait avec ceux du vieux pont de bois. Comme personne ne
l’interrogeait à ce sujet, Merthin garda pour lui ses explications.
Betty n’en avait pas fini avec ses questions.
« Pourquoi ton pont est-il si long ? Celui d’Elfric commence au bord
de l’eau. Le tien plusieurs pieds sur la terre ferme. N’est-ce pas là une
dépense superflue ?
— Mon pont est pourvu d’une rampe d’accès à chaque
bout, répondit Merthin. Pour qu’on puisse passer du pont à la terre ferme sans
patauger dans le marécage du bord de l’eau. Ainsi, il n’y aura plus de
charrettes embourbées bloquant la voie pendant toute une heure.
— Ce serait moins cher de faire une route pavée »,
dit Elfric sur un ton qui cachait mal son dépit.
C’est alors que Bill Watkin intervint : « Plus
j’écoute ces deux là discuter, moins j’arrive à me faire une idée de ce qui est
bien et de ce qui ne l’est pas. Et je suis constructeur ! Je me demande
comment peuvent s’y retrouver ceux qui ne sont pas du métier ! » Un
murmure d’assentiment accueillit ses paroles. « C’est pourquoi, reprit-il,
je trouve que nous devrions considérer les hommes qui se présentent devant nous
et non leurs projets. »
C’était exactement ce qu’avait craint Merthin et c’est avec
angoisse qu’il écouta la suite.
« Lequel de ces deux hommes vous est le mieux
connu ? Sur qui êtes-vous certain de pouvoir vous reposer ? Voilà ce
que vous devez vous demander. D’un côté, nous avons Elfric qui est constructeur
chez nous depuis qu’il est tout jeune, depuis plus de vingt ans. Nous avons
sous les yeux les maisons qu’il a bâties, nous constatons qu’elles tiennent
toujours debout. Nous pouvons aussi examiner les réparations qu’il a faites
dans la cathédrale. De l’autre côté, nous avons Merthin, un jeune homme à coup
sûr intelligent mais un peu risque-tout. Et qui n’a pas achevé son
apprentissage ! Qu’a-t-il à son actif pour nous prouver qu’il a les reins
assez solides pour prendre en charge le plus grand projet de construction que
notre ville ait connu depuis la construction de la cathédrale ? Pas
grand-chose ! Personnellement, je sais en qui je place ma
confiance. » Il se rassit.
Plusieurs hommes dans l’assistance exprimèrent leur
approbation. Les projets n’entreraient pas en ligne de compte, se lamenta
Merthin intérieurement. La décision serait prise sur la seule base des deux
personnalités en compétition. C’était d’une injustice exaspérante.
Puis frère Thomas prit la parole. « Quelqu’un à
Kingsbridge a-t-il déjà participé à un projet impliquant la construction d’un
ouvrage sous l’eau ? »
La réponse était non. Merthin sentit renaître son espoir.
Thomas enchaînait : « Je voudrais savoir comment les concurrents
envisagent de régler ce problème. »
Merthin avait une solution toute prête. Cependant, il ne
souhaitait pas répondre le premier, de crainte qu’Elfric ne reprenne ses idées
à son compte. Il serra les lèvres, espérant que Thomas, qui venait toujours à
sa rescousse, percevrait le message.
Et de fait, Thomas comprit l’avertissement. « Maître
Elfric, dit-il, quelle solution proposez-vous ?
— Ce n’est pas aussi compliqué qu’il y paraît, répondit
le bâtisseur. Il suffit de faire tomber des blocs de pierre dans la rivière à
l’endroit où l’on veut implanter le pilier. Ils s’amassent au fond. Quand le
tas finit par émerger de l’eau, on s’en sert comme d’un socle pour édifier le
pilier. »
Comme Merthin s’y attendait, Elfric avait proposé la
solution la moins élaborée pour régler cette question. « Cette méthode
présente deux défauts, affirma-t-il quand la parole lui fut donnée. Le premier,
c’est qu’un amas de rochers n’est pas plus stable sous l’eau qu’il ne l’est sur
la terre. Le temps passant, il se déplacera ; il perdra de la hauteur, et
le pont avec lui. Ce n’est pas gênant pour un pont destiné à ne tenir que
quelques années. Mais à mon avis, dans le cas présent, mieux vaut réfléchir à
long terme. »
Le marmonnement qui lui parvint semblait indiquer que le
public partageait ses vues.
« Le second défaut, enchaîna-t-il, c’est la pile. Sous
l’eau, elle aura tendance à pencher, réduisant l’espace laissé aux bateaux.
Dans le projet d’Elfric, les arches sont
Weitere Kostenlose Bücher