Un Monde Sans Fin
passé ?
— Le prieuré répond que les pierres ne traversent pas
ses terres, mais en sont extraites. En conséquence, taxer leur transport
équivaut à les taxer, ce qui est contraire à la charte d’Henry 1 er . »
Godwyn nota avec consternation que le juge demeurait
insensible à cet argument. Mais Grégory n’en avait pas fini. « Le prieuré
répond aussi que les rois qui ont donné à Kingsbridge un pont et une carrière
ont agi ainsi pour une bonne raison : pour que le prieuré et la ville
prospèrent. Et le prévôt de la ville est ici pour témoigner que la ville de
Kingsbridge ne pourra pas prospérer sans pont. »
Edmond fit un pas en avant. Avec ses cheveux mal coiffés et
ses vêtements provinciaux, il ressemblait à un rustre de la campagne, comparé
aux nobles richement vêtus qui peuplaient la salle. Mais à la différence de
Godwyn, il n’était pas le moins du monde intimidé. « Je suis un marchand
de laine, messire. Sans pont, il n’y a plus de commerce. Et sans commerce,
Kingsbridge ne sera plus en mesure de verser le moindre impôt au roi. »
Sieur Wilbert se pencha en avant. « À combien s’est
élevée la dîme payée par la ville ? »
Il parlait de l’impôt que le Parlement instituait par décret
lorsque c’était nécessaire et qui se montait à un dixième ou à un quinzième de
la valeur des biens meubles de chaque individu. Comme tout le monde s’efforçait
de minimiser ses richesses et que personne ne versait le dixième de sa fortune,
on en était venu à fixer pour chaque ville et chaque comté un montant
forfaitaire à payer au roi. La somme à verser était partagée plus ou moins
équitablement entre tous les habitants, à l’exception des pauvres des villes et
des campagnes, qui en étaient exemptés.
Edmond, qui s’était attendu à cette question, répondit
promptement : « Mille onze livres, messire.
— Et l’effet qu’aura la perte du pont ?
— À ce jour, j’estime que la dîme risque de rapporter
moins de trois cents livres. Toutefois, mes concitoyens continuent de commercer
dans l’espoir que le pont sera reconstruit. Si le jugement rendu aujourd’hui
devait réduire à néant leur espoir, la foire annuelle et les marchés
hebdomadaires en viendraient quasiment à disparaître et la dîme ne s’élèverait
plus alors qu’à moins de cinquante livres.
— Ce qui équivaut à zéro, au regard des besoins du
roi », dit le juge. Ce qu’il ne précisa pas, mais que tout un chacun
savait, c’était que le souverain avait un grand besoin d’argent pour mener la
guerre qu’il avait récemment déclarée à la France.
« Cette audience serait-elle dédiée aux finances du
roi ? » lança Roland sur un ton méprisant.
Sieur Wilbert n’avait pas l’intention de se laisser
intimider, serait-ce par un comte. « Vous êtes en cour royale, fit-il
remarquer sur un ton modéré. Qu’en attendez-vous ?
— Justice ! répondit Roland.
— Vous l’aurez. » Il n’ajouta pas :
« Que mon jugement vous plaise ou non ! » car tout le monde
avait compris le sous-entendu. « Edmond le Lainier, reprit-il, où se tient
la foire la plus proche de Kingsbridge ?
— À Shiring.
— Ah. Donc, si je comprends bien, les affaires que vous
perdez se feront dans la ville du comte.
— Pas nécessairement, messire. Certaines se feront
là-bas, en effet, mais beaucoup ne se feront pas du tout. Car un grand nombre
des marchands de Kingsbridge sera dans l’impossibilité de se rendre à
Shiring. »
Le juge s’adressa à Roland. « Combien rapporte la dîme
à Shiring ? »
Roland s’entretint brièvement avec son secrétaire, le père
Jérôme, avant de répondre : « Six cent vingt livres.
— Avec les bénéfices obtenus suite à la disparition de
la foire de Kingsbridge, pourrez-vous payer mille six cent vingt livres ?
— Naturellement pas ! » s’écria le comte avec
colère.
Le juge poursuivit sur son ton doucereux. « Dans ce
cas, votre insistance à empêcher la construction de ce pont risque de coûter
cher au roi.
— J’ai des droits, grommela Roland.
— Le roi aussi. Comment comptez-vous compenser le
trésor royal pour cette perte d’environ mille livres par an ?
— En combattant aux côtés du roi en France. Ce que les
moines et les marchands ne feront jamais !
— Assurément, dit sieur Wilbert. Mais vos chevaliers
exigeront d’être payés.
— C’est indigne ! » s’exclama
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