Un Monde Sans Fin
sincère comme Wulfric, ou faible et
malhonnête comme son grand-père Joby ? En tout cas, il n’avait les traits
ni de l’un ni de l’autre. « À qui ressemble-t-il ? demanda-t-elle.
— Il a le teint de sa mère ! » affirma Julie.
Il avait en effet les cheveux sombres et la peau mate, alors
que Wulfric avait la peau claire et une toison de cheveux blond châtain. Ce
bébé évoquait quelqu’un à Caris, sans qu’elle puisse dire de qui il s’agissait.
Il lui fallut un moment pour réaliser qu’il ressemblait à Merthin. Une pensée
idiote lui traversa l’esprit, qu’elle chassa immédiatement. Cependant, la
ressemblance était là. « Tu sais qui il me rappelle ? » dit-elle
à son amie.
Elle croisa soudain son regard. Gwenda avait les yeux
écarquillés, une expression de panique s’était répandue sur ses traits. Caris
saisit le non imperceptible qu’elle lui adressait de la tête. Le message était
clair. Caris referma la bouche.
« Qui ça ? » s’enquit Julie en toute
innocence.
Caris chercha désespérément un nom. Lui vint enfin celui du
frère de Gwenda. « Philémon, lança-t-elle.
— C’est normal, dit Julie. D’ailleurs il faudrait le
prévenir, qu’il vienne voir son neveu ! »
L’enfant ne serait-il pas de Wulfric ? s’interrogea
Caris, déconcertée. Il ne pouvait pas être de Merthin. S’il avait couché avec
Gwenda – tout était possible après tout, nul n’était exempté de la tentation –,
il n’aurait pu le lui cacher. Mais si ce n’était pas Merthin...
Une pensée redoutable lui vint à l’esprit. Cet enfant
serait-il celui de Ralph ? Non, ce serait trop affreux ! Que
s’était-il passé le jour où Gwenda était allée trouver son seigneur pour
plaider la cause de Wulfric ?
Caris reporta son regard sur le bébé et se tourna vers
Wulfric. Il souriait joyeusement, les joues encore humides de larmes. Il ne se
doutait de rien.
« Vous avez pensé à un nom ? demanda Julie.
— Oh oui, dit Wulfric. Je veux l’appeler Samuel. »
Gwenda hocha la tête, baissant les yeux sur le visage du
bébé.
« Samuel, dit-elle. Sammy. Sam.
— Comme mon père », expliqua Wulfric, transporté
de bonheur.
32.
Un an après la mort d’Anthony, des normes bien différentes
régissaient désormais la vie du prieuré de Kingsbridge. Godwyn s’en félicita
une nouvelle fois, le dimanche qui suivit la foire à la laine, alors qu’il se
trouvait dans la cathédrale.
La principale différence concernait la stricte séparation
entre moines et religieuses qui avait été instaurée. Ils ne se mélangeaient
plus comme autrefois, dans le cloître, à la bibliothèque ou dans la salle
d’écriture. Même ici, à l’église, un écran en chêne sculpté divisait le chœur
en deux, les empêchant de se voir durant les offices. Ne restait plus que
l’hospice où ils étaient parfois obligés de se fréquenter.
Dans son sermon, le prieur Godwyn rappela que l’effondrement
du pont survenu l’année précédente avait été une punition de Dieu en réponse au
laxisme des moines et des religieuses et aux péchés des habitants. Il s’attacha
à démontrer que le nouvel esprit de rigueur et de pureté en vigueur au prieuré,
de même que la piété et la soumission qui prévalaient désormais en ville, conduiraient
chacun à jouir d’une vie meilleure dans ce monde comme dans l’autre. Son
sermon, crut-il, fut bien accueilli.
Plus tard, dans sa maison, il dîna, en compagnie de frère
Siméon le trésorier, d’un ragoût d’anguille arrosé de cidre que leur servit
Philémon.
« Je veux faire bâtir une nouvelle maison du
prieur », déclara Godwyn.
L’étroit visage de Siméon s’allongea encore. « Y a-t-il
une raison particulière à cette décision ?
— Je doute que l’on trouve dans toute la Chrétienté un
autre prieur qui vive dans une maison digne d’un tanneur. Pensez à tous les
hauts dignitaires qui ont été reçus ici au cours des douze derniers mois :
le comte de Shiring, l’évêque de Kingsbridge, le comte de Monmouth. Cette
maison ne convient pas pour de telles occasions. Il donne de nous-mêmes et de
notre ordre une image médiocre. Il nous faut un bâtiment magnifique,
susceptible de refléter le prestige du prieuré de Kingsbridge.
— Vous voulez un palais », dit Siméon. Dans son
ton, Godwyn perçut une réprobation, comme s’il le soupçonnait de vouloir
célébrer sa propre gloire plutôt que
Weitere Kostenlose Bücher