Un Monde Sans Fin
Mue par le désespoir, Gwenda tendit la
jambe. Wulfric s’affala dans la boue.
Ralph ne les avait pas remarqués. Il piqua des talons et
quitta la cour au petit trot. Alan, en revanche, les aperçut. Jaugeant la
situation d’un coup d’œil, il opta pour éviter les ennuis et rejoindre son
seigneur. Arrivé au bout de la cour, il éperonna son cheval, l’incitant à
prendre un petit galop. Ralph se voyant doublé, accéléra l’allure.
Wulfric bondit sur ses pieds en jurant et se lança à leurs
trousses. Gwenda courut derrière lui. Non pas qu’elle craigne que Wulfric
rattrape les chevaux, mais plutôt que Ralph se retourne et revienne sur ses
pas.
Mais le seigneur et son écuyer dévalaient la route menant
hors du village sans jeter un regard en arrière, tout au plaisir de galoper sur
des chevaux frais. En l’espace de quelques secondes ils eurent disparu.
Wulfric se laissa choir sur les genoux dans la boue.
Gwenda le rejoignit. Elle voulut l’aider à se remettre
debout.
Il la repoussa avec tant de violence qu’elle trébucha et
faillit tomber. Elle le regarda, sidérée. Ce n’était pas dans son caractère de
se montrer brutal avec elle.
« Tu m’as fait un croche-pied ! jeta-t-il en se
relevant tout seul.
— Je t’ai sauvé la vie !
— Je ne te le pardonnerai jamais ! » Il la
regardait sans ciller et, dans ses yeux, elle lut de la haine.
*
Arrivé à Château-le-Comte, Ralph s’entendit dire que le
comte ne l’avait jamais fait quérir. Du haut des remparts, les freux
accueillirent sa déconvenue avec un rire moqueur.
« Ça doit être en rapport avec Annet, dit Alan. Quand
nous partions, j’ai vu Wulfric sortir du manoir par la porte de derrière. Ça ne
m’est pas venu à l’esprit sur le moment, mais peut-être était-il venu dans
l’intention de vous affronter.
— Je parie que c’est ça ! s’écria Ralph en
caressant le long poignard pendu à sa ceinture. Tu aurais dû me prévenir.
J’accueillerai de bon cœur toute excuse pour lui enfoncer mon couteau dans le
ventre.
— Et Gwenda, qui le sait, a inventé cette histoire de
messager. Probablement pour vous éloigner de son mari.
— Bien sûr ! Ça explique que personne d’autre
n’ait vu ce messager. Il n’a jamais existé, pardi ! Elle est maligne, la
chienne ! »
Elle méritait d’être punie. Cependant, la châtier pouvait se
révéler difficile. Elle prétendrait avoir voulu bien faire, et il serait
malvenu de la part du seigneur d’arguer qu’elle avait eu tort d’empêcher son
mari de venir l’attaquer au manoir. Pire, s’il accusait Gwenda de l’avoir
trompé et faisait un scandale, on se gausserait de sa crédulité. Non, il ne la
châtierait pas selon la loi coutumière, il trouverait un moyen plus discret de
lui faire payer sa rouerie.
L’occasion s’offrit à Ralph de chasser avec le comte et sa
cour. Il la saisit et oublia Annet. Du moins jusqu’à ce que Roland le fasse
appeler dans ses appartements, à la fin du deuxième jour. Une seule personne se
trouvait dans la pièce, hormis le comte : le père Jérôme, son secrétaire.
Roland ne pria pas Ralph de s’asseoir. Il attaqua d’emblée : « Le
prêtre de Wigleigh est ici.
— Le père Gaspard ? s’étonna Ralph. À
Château-le-Comte ? »
Roland ne prit pas la peine de répondre à des questions qui
relevaient de la rhétorique la plus fruste. « Il se plaint que tu as violé
une femme du nom d’Annet, épouse de Billy Howard, l’un de tes serfs. »
Ralph sentit son cœur chavirer. Que ses paysans aient le
front de se plaindre au comte ne lui avait pas traversé l’esprit. Il était très
difficile à un serf de porter une accusation en justice à l’encontre de son
seigneur. Mais ils étaient matois, à Wigleigh. Quelqu’un avait dû réussir à
convaincre le prêtre de déposer la plainte lui-même.
Ralph choisit de jouer l’indifférence. « Bêtises que
cela ! J’ai couché avec elle, c’est un fait, mais elle était
consentante... C’est le moins qu’on puisse dire ! » ajouta-t-il en
décochant à Roland un sourire entendu.
Une expression de dégoût se répandit sur les traits du
comte. Il adressa au père Jérôme un regard interrogateur.
Jérôme était un jeune homme instruit et ambitieux, le genre
de personnage que Ralph détestait tout particulièrement. « La fille est
ici, annonça-t-il sur un ton supérieur. La femme, je devrais dire, bien qu’elle
n’ait que dix-neuf
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