Un Monde Sans Fin
Elle agissait de même avec sa nièce Alice et avec Elfric,
son mari, tout prévôt qu’il était. Elle étendait son autorité jusque sur
Griselda, qu’elle considérait comme sa petite-nièce, et sur son fils de huit
ans, Petit Merthin, qu’elle terrorisait littéralement. En règle générale, tout
ce petit monde se conformait à ses décisions, estimant ses jugements toujours
aussi incisifs. Que feraient-ils quand elle ne serait plus là ? s’inquiétait
Godwyn. Pour l’heure, quand elle les laissait libres d’agir à leur guise pour
une raison quelconque, ils s’enquéraient malgré tout de ses avis et lorsque,
d’aventure, ils ne suivaient pas ses conseils, fait rarissime, ils
s’arrangeaient pour qu’elle ne le sache pas. Seule Caris osait la contrecarrer.
« Ne vous avisez pas de me dire ce que je dois faire, lui rétorquait-elle
sans ambages. On m’aurait condamnée à mort que vous n’auriez pas levé le petit
doigt pour me sauver du gibet ! »
Pétronille prit un siège et promena les yeux tout autour de
la pièce. « Ce n’est pas assez bien ! déclara-t-elle.
— Que voulez-vous dire ? réagit Godwyn sur un ton
crispé, incapable de s’accoutumer à la brusquerie de sa mère.
— Cette maison n’est pas assez belle pour toi.
— Je sais. » Huit ans auparavant, Godwin avait
tenté vainement de convaincre mère Cécilia de lui bailler des fonds pour
construire un palais. Elle avait promis de les lui verser trois ans plus tard.
Le moment venu, elle avait déclaré avoir changé d’avis. À coup sûr, en raison
du procès en hérésie intenté à Caris à son instigation, supposait-il, car,
depuis lors, son charme n’agissait plus sur la mère prieure. Lui soutirer la
moindre somme d’argent était devenu quasiment impossible.
Pétronille poursuivait : « Tu ne peux pas recevoir
les évêques et les archevêques, les barons et les comtes. Il te faut un palais.
— Nous ne recevons plus grand monde. Le comte Roland et
l’évêque Richard passent la majeure partie de leur temps en France, ces
dernières années. » En effet, le roi Édouard avait envahi le nord-est de
la France en 1339 et il y avait passé toute l’année suivante. En 1342, il y
était reparti, pour le Nord-Ouest cette fois, la Bretagne. En 1345, le
Sud-Ouest avait été conquis, notamment la Gascogne, région célèbre pour son
vin. Et si le roi se trouvait présentement en Angleterre, ce n’était que pour y
lever une nouvelle armée en vue de poursuivre sa politique de conquêtes.
« La noblesse ne se réduit pas aux seuls Roland et
Richard, répliqua Pétronille avec humeur.
— Les autres ne se déplacent jamais jusque dans nos
contrées.
— Parce que tu ne peux pas les recevoir avec les
marques de respect qu’ils sont en droit d’attendre. Il te faut une halle pour
les banquets ainsi qu’une chapelle particulière, sans compter de spacieuses
chambres à coucher. »
À l’évidence, elle avait passé la nuit à réfléchir à cette
question. C’était tout à fait dans la manière de sa mère que de ruminer les
choses jusqu’à en tirer des conclusions aussi acérées que des flèches. À
laquelle avait-elle abouti cette fois-ci ?
« Cette idée n’est-elle pas un peu extravagante ?
lança-t-il pour le plaisir de l’agacer un peu.
— Ne comprends-tu donc pas ? jeta-t-elle
sèchement. Le prieuré ne jouit pas de l’influence qui devrait être la sienne,
et cela parce que tu ne rencontres jamais les puissants du pays ! Dès que
tu posséderas un palais et des salles dignes de les accueillir, ils
viendront ! »
Elle avait probablement raison. Les monastères fortunés
comme ceux de Durham et de Saint-Albans se plaignaient sans cesse du nombre
d’hôtes qu’ils devaient accueillir, membres de la noblesse, voire de la famille
royale.
« Hier, reprit-elle, c’était l’anniversaire de la mort
de mon père. »
Ainsi, c’était le souvenir de la grandiose carrière de son
père qui avait suggéré à sa mère ces idées de splendeur, déduisit Godwyn,
tandis qu’elle assenait : « Voilà près de neuf ans que tu es prieur
de ce monastère. Je ne veux pas t’y voir végéter. Les archevêques et le roi
devraient envisager de te nommer évêque, te confier la direction d’une grande
abbaye telle que Durham ou t’envoyer en mission auprès du pape. »
Que Kingsbridge soit pour lui un tremplin vers de plus
hautes destinées était une ambition longtemps
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