Un Monde Sans Fin
les Anglais dans l’eau comme
des canards sur un étang. À partir de ce moment-là, la horde anglaise avait
émergé de l’estuaire, tout le monde respectant le même ordre : les archers
s’écartant à droite et à gauche, les chevaliers et les fantassins continuant
tout droit devant eux sans relâche. Les Français avaient été submergés par le
nombre.
Tandis qu’il reprenait son souffle, Ralph porta les yeux sur
la rivière. La mer avait commencé à remonter. Les Anglais encore dans l’eau
s’activaient désespérément pour rejoindre le rivage sans se préoccuper du sort
qui les y attendait. Les Français perdaient de leur vigueur. Boutés hors de la
berge, obligés de remonter la pente, dépassés en nombre par une armée
déterminée à sortir de l’eau avant d’être engloutie, ils commençaient à battre
en retraite. Les Anglais poursuivaient leur poussée, sans oser croire à leur
chance. Et comme bien souvent et en un temps remarquablement court, la retraite
se transforma en une fuite éperdue où chacun ne cherchait plus qu’à sauver sa
peau.
Cependant, le train de l’intendance était encore au milieu
de l’estuaire. Les chevaux et les bœufs tiraient leurs lourds chargements le
long du gué sous les coups de fouet effrénés de leurs conducteurs affolés à
l’idée de périr noyés. Sur l’autre rive, des combats désordonnés se
poursuivaient aussi. L’avant-garde du roi Philippe devait être arrivée sur les
lieux et s’en prenait aux traînards. À la lumière du soleil, Ralph crut
reconnaître les couleurs des chevaux légers de Bohême. Ils arrivaient trop
tard.
Il s’affaissa sur sa selle, pris d’une faiblesse subite
qu’il attribua au soulagement : la bataille était finie. Contre toute
attente, et aussi incroyable que cela puisse paraître, les Anglais avaient
échappé au piège des Français.
Ils étaient sains et saufs. Aujourd’hui, tout du moins.
48.
Caris et Mair atteignirent la région d’Abbeville le 25 août
pour découvrir, à leur grand désarroi, que l’armée française s’y trouvait déjà.
Des dizaines de milliers de fantassins et d’archers étaient cantonnés dans
toute la région. Sur la route, elles entendirent des parlers provenant de
toutes les régions de France et de plus loin encore : de Flandre, de
Bohême, d’Italie, de Savoie, de Majorque. Les Français et leurs alliés étaient
à la poursuite du roi Édouard III d’Angleterre et de son armée, comme elles
l’étaient elles-mêmes. Parviendraient-elles à les devancer dans cette
course ?
Tard dans l’après-midi, lorsqu’elles franchirent les portes
de la ville, ce fut pour découvrir le spectacle d’une foule grouillante de
nobles français vêtus de riches atours, chaussés de souliers élégants et
montant des chevaux magnifiques, tels qu’elle n’en avait jamais vu même à
Londres. On aurait dit que l’aristocratie française tout entière s’était donné
rendez-vous là. Les aubergistes, les boulangers, les musiciens des rues et les
prostituées se démenaient du mieux qu’ils le pouvaient pour satisfaire les
besoins de ces hôtes. Pas une taverne sans un comte attablé, pas une maison
sans un chevalier dormant à même le sol.
L’abbaye de Saint-Pierre se trouvait sur leur liste des
couvents où faire halte. Hélas, auraient-elles porté leur habit religieux
qu’elles n’auraient pu y descendre, car c’était là que le roi de France s’était
installé avec sa cour. Et les deux religieuses de Kingsbridge, à présent
déguisées en Christophe et Michel de Longchamp, furent dirigées vers l’église
de la grande abbaye. La nef accueillait déjà plusieurs centaines d’écuyers, de
palefreniers et d’autres serviteurs du roi. Ils y dormaient la nuit sur les
dalles froides. Le maréchal chargé de l’organisation des lieux refusa de les
loger : elles devraient dormir dans les champs, comme toute personne de
rang inférieur.
Le transept nord avait été transformé en hôpital de
campagne. En quittant l’église, Caris s’arrêta pour regarder un chirurgien
recoudre une profonde entaille sur la joue d’un homme d’armes. Il agissait avec
adresse et rapidité et, quand il eut fini, Caris lui manifesta son
admiration : « Vous avez fait là du beau travail !
— Merci, mais comment le sais-tu, petit ? »
Ne pouvant dire qu’elle avait souvent observé Matthieu le
Barbier lorsqu’il opérait, elle inventa rapidement une histoire.
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