Un Monde Sans Fin
champs de maïs. Lors de la
traversée des villages, les maréchaux s’assurèrent que personne n’emportait de
butin. Il ne fallait pas que l’armée ait à transporter sur l’autre rive des
charges supplémentaires. Ils s’abstinrent également d’incendier les récoltes,
de peur que la fumée ne trahisse leur position.
Le soleil était sur le point de se lever quand l’avant-garde
atteignit Saigneville. Le village, édifié sur une falaise, dominait la baie
d’une hauteur de trente pieds. Ralph contempla le formidable obstacle qui se
présentait devant lui : une étendue de marécages sur presque toute une
lieue où l’on distinguait, sous l’eau, les pierres blanches indiquant le gué.
Sur l’autre rive se dressait une colline verdoyante. Mais soudain, alors que le
soleil apparaissait à sa droite, un bref éclat de lumière attira son regard sur
cette colline – le reflet de l’astre sur une pièce métallique, sans aucun
doute. Aussitôt après, il vit des couleurs bouger. Désespoir et consternation
s’abattirent sur lui.
La lumière du jour, devenue plus vive, confirma ses
soupçons : l’ennemi les attendait de pied ferme. Les Français
connaissaient forcément l’existence de ce gué, et un commandant avisé avait
prévu la possibilité que les Anglais le découvrent.
Ralph regarda l’eau. Elle coulait vers l’ouest, signe que la
marée était descendante, mais elle était encore trop profonde pour que l’on
puisse franchir l’estuaire à pied. Il faudrait attendre.
L’armée anglaise continuait d’affluer sur le rivage. Chaque
minute, des centaines d’hommes arrivaient. Faire demi-tour serait un cauchemar,
si d’aventure le roi en donnait l’ordre.
Un éclaireur revint. Ralph l’écouta faire son rapport au
prince de Galles. L’armée du roi de France avait quitté Abbeville et se
rapprochait d’eux, sur ce côté-ci de la rivière. Dans l’impossibilité de
rebrousser chemin les Anglais allaient être obligés de traverser l’estuaire, se
dit-il, la peur au ventre.
L’éclaireur fut renvoyé avec mission de déterminer à quelle
vitesse l’armée française se déplaçait.
Ralph scruta la rive opposée, essayant de deviner combien de
Français s’y trouvaient cantonnés. Plus d’un millier, assurément. Mais le plus
grand danger venait encore de cette armée de dizaines de milliers d’hommes qui
arrivait d’Abbeville. Au cours de ses multiples rencontres avec les Français,
Ralph avait appris qu’ils étaient d’une imprudence extraordinaire, braves
parfois mais surtout follement indisciplinés. Ils marchaient en désordre,
n’obéissaient pas à leurs chefs, lançaient parfois des attaques pour le seul
plaisir de prouver leur valeur alors qu’il eût été plus sage d’attendre. Si par
malheur ils parvenaient à dompter leur indiscipline et se regroupaient au cours
des prochaines heures, ils rattraperaient l’armée du roi Édouard au milieu de
l’estuaire. Pris en étau par un ennemi occupant les deux rives, les Anglais
risquaient fort d’être massacrés. D’autant qu’ils n’avaient aucune merci à attendre
des Français après les dévastations perpétrées au cours des six dernières
semaines.
De plus, les combattants anglais ne portaient pas leurs
armures. Celle de Ralph, prise sur le cadavre d’un Français à Cambrai, sept ans
plus tôt, suivait dans le train de l’intendance. De toute façon, comment
aurait-il pataugé dans l’eau et la boue sur une si longue distance, encombré de
ce poids ? Pour toute protection, il portait un casque d’acier et une
courte cotte de mailles, sa tenue habituelle lorsque l’armée était en marche.
Ses compagnons n’étaient pas mieux lotis. La plupart des soldats de
l’infanterie gardaient leurs casques accrochés à la ceinture. Ils ne les
mettaient qu’arrivés à portée de l’ennemi. Personne n’effectuait de longues
marches, armé de pied en cap.
À l’est, le soleil avait déjà escaladé une bonne partie du
ciel. L’eau avait baissé jusqu’au niveau du genou. Des seigneurs de l’entourage
du roi avaient donné l’ordre de commencer la traversée. Ce fut le fils du comte
Roland, William de Caster, qui en avertit le groupe de Ralph. « Que les
archers partent en premier. Ils commenceront à tirer sitôt qu’ils seront assez
proches de l’autre rive. »
Ralph le considéra d’un regard de pierre. Il n’avait pas
oublié que William avait essayé de le faire pendre pour avoir
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