Un Monde Sans Fin
son chagrin.
Il lui revint qu’on avait cessé de célébrer des funérailles. Les Florentins
étaient trop terrifiés à l’idée de sortir de chez eux. On se contentait de
traîner les morts dans la rue et de les y abandonner. Voleurs, mendiants et
ivrognes s’étaient acquis une nouvelle profession : becchini,
« porteurs de cadavres ». Ils réclamaient des sommes exorbitantes
pour ramasser les corps et les transporter dans des fosses communes. Dans ces
circonstances, savoir ce qu’il était advenu de Silvia était impossible.
Ils avaient été mariés quatre ans. En la regardant peinte
sous les traits de la mère de la Vierge, dans cette robe rouge dont sainte Anne
était parée traditionnellement, Merthin ressentit la douloureuse nécessité de
répondre en toute franchise à une question qui le taraudait : l’avait-il
vraiment aimée ? Certes, il l’avait tenue en grande affection, à défaut
d’éprouver pour elle une passion dévorante. De caractère indépendant, Silvia
avait la langue acérée. Malgré la richesse de son père, il avait été le seul
homme de Florence à oser la courtiser. Elle l’avait payé en retour par une
dévotion absolue, sans se faire toutefois d’illusions sur l’amour qu’il lui
portait. « À quoi penses-tu ? » s’enquérait-elle au début. Et le
tressaillement coupable avec lequel il réagissait lui faisait comprendre qu’il
était plongé dans ses souvenirs de Kingsbridge. Soucieuse de précision, elle
n’avait pas tardé à formuler sa phrase différemment : « À qui
penses-tu ? » Et elle avait ajouté, bien qu’il ne lui ait jamais
parlé de Caris : « Il s’agit sûrement d’une femme, je le vois à ton
expression. » Par la suite, elle s’était mise à évoquer son
« Anglaise ». « Tu es en train de te rappeler ton
Anglaise », lançait-elle de temps à autre et, chaque fois, elle avait
raison. Elle ne semblait pas en prendre ombrage. Merthin lui était fidèle et il
adorait Lolla.
Au bout d’un moment, Maria lui apporta un potage et du pain.
« Quel jour sommes-nous ? voulut-il savoir.
— Mardi.
— Combien de temps suis-je resté au lit ?
— Deux semaines. Vous avez été affreusement
malade. »
Il se demanda pourquoi il avait survécu à la maladie alors
que l’immense majorité des personnes atteintes y succombaient. Certaines gens,
il est vrai, ne l’attrapaient pas, comme s’ils en étaient protégés par quelque
chose à l’intérieur d’eux-mêmes. Et ces rares chanceux l’étaient doublement,
parce que c’était un mal que l’on ne contractait jamais deux fois.
Son repas le requinqua. Il allait devoir rebâtir sa vie,
comprit-il soudain. À cette pensée, il eut le sentiment d’avoir déjà pris une
décision allant dans ce sens à un moment dont il avait perdu tout souvenir – en
fait, pendant qu’il était alité – mais, là encore, il demeura impuissant à
remonter le fil de sa mémoire.
Avant toute autre chose, il devait découvrir qui de sa
famille était toujours de ce monde.
Il emporta son couvert à la cuisine. Maria était en train de
donner à Lolla du pain trempé dans du lait de chèvre. Il lui demanda :
« Savez-vous comment vont les parents de Silvia ? Sont-ils
vivants ?
— Je ne sais pas. Je n’ai rien entendu dire à leur
sujet. Je ne mets le nez dehors que pour acheter à manger.
— Je ferais bien d’aller aux nouvelles. »
Il s’habilla et descendit au rez-de-chaussée. Le bas de la
maison était occupé par un atelier qui donnait à l’arrière sur une cour où il
conservait du bois et des pierres. Il n’y avait personne en vue, ni dehors ni
dans le hangar.
Il sortit dans la rue. Les bâtiments alentour, certains
immenses, étaient en pierre pour la plupart. Aucune demeure de Kingsbridge
n’aurait pu rivaliser avec eux. Edmond le Lainier, le marchand le plus riche
là-bas, habitait une maison en bois comme ici les pauvres gens.
La rue lui parut sinistre. Il ne l’avait jamais vue aussi
vide, même au cœur de la nuit. Il se demanda combien de gens étaient
morts : un tiers de la population ? La moitié ? Leurs fantômes,
attardés le long des allées ou tapis dans les coins sombres, suivaient-ils d’un
œil envieux les faits et gestes des rares Florentins qui avaient eu la chance
de survivre ?
Le père de Silvia, Alessandro Christi, avait sa demeure dans
la rue voisine. C’était la première personne avec qui Merthin s’était
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