Un Monde Sans Fin
des linteaux de fenêtre arrondis. Les voisins avaient donné
à sa demeure le nom de palagetto, « petit palais ». Tout cela
remontait à sept ans. Depuis, plusieurs marchands de Florence lui avaient passé
commande de palagetti. Et c’était ainsi que sa carrière avait pris son envol
sur le sol italien.
Florence était une république. N’ayant à sa tête ni prince
ni duc, elle était dirigée par les familles des marchands les plus en vue, qui
ne cessaient de se chamailler entre eux. S’ils faisaient ou défaisaient la
fortune des milliers de tisserands qui peuplaient la ville, ils consacraient
aussi leurs richesses à faire bâtir d’immenses demeures, transformant cette
cité en un lieu idéal pour tous les jeunes architectes de talent, avides de
reconnaissance.
Merthin marcha jusqu’à la porte de sa chambre et
appela : « Silvia ! Où es-tu ? »
Après neuf ans de vie en Toscane, l’italien lui venait aux
lèvres naturellement et il se trouvait même parfois un accent du terroir.
Il se rappela alors que son épouse était tombée malade
aussi, de même que Laura, leur petite fille de trois ans. Il fut saisi d’une
crainte terrible. Silvia était-elle vivante ? Et Lolla ? se
demanda-t-il, usant du surnom que la petite fille se donnait à elle-même dans
sa prononciation enfantine.
La maison était plongée dans le silence. La ville également,
remarqua-t-il soudain. Pourtant, c’était le milieu de la matinée, à en juger
d’après l’angle selon lequel la lumière entrait dans la pièce. En cette heure
du jour, les colporteurs auraient dû crier leurs boniments, les sabots des
chevaux cliqueter sur le pavé et les roues en bois des charrettes gronder dans
les rues, pour ne rien dire des mille conversations étouffées qui auraient dû
parvenir à ses oreilles. Or, de tout ce concert de bruits, il ne percevait pas
un son !
Il monta l’escalier. Cet effort l’essouffla. Il ouvrit la
porte de la chambre d’enfant. La trouvant déserte, il fut saisi de peur. La
sueur perla à son front. Il y avait là le petit lit de Lolla, son coffre à
vêtements et sa boîte à jouets, ainsi qu’une petite table et deux chaises
minuscules. Un déclic le fit se retourner : l’enfant, assise par terre
dans une robe toute propre, jouait avec un petit cheval en bois à jambes
articulées. Sous l’effet du soulagement, un cri étranglé s’échappa de sa gorge.
La petite fille releva les yeux. « Papa ! » dit-elle sur le ton
de la constatation.
Merthin la prit dans ses bras et l’étreignit sur son cœur,
s’écriant en anglais : « Tu es vivante ! »
Du bruit lui parvint de la salle voisine et une femme à
cheveux gris d’une cinquantaine d’années fit son entrée : Maria, la
servante qui s’occupait de Lolla. « Maître ! s’exclama-t-elle.
Vous êtes debout ! Comment vous sentez-vous ?
— Où est votre maîtresse ? »
Le visage de Maria s’affaissa. « La maîtresse n’est
plus ! C’est si triste, maître. »
Et Lolla d’ajouter : « Maman est partie. »
Merthin crut recevoir un coup sur la tête. Assommé, il remit
l’enfant à Maria et sortit de la pièce d’un pas lent et précautionneux. Il
redescendit au piano nobile, l’« étage noble », partie centrale de la
demeure où se trouvait une grande salle de réception. Le regard fixe, il en
considéra la longue table, les chaises vides, les tapis couvrant le plancher et
les tableaux ornant les murs comme s’il visitait ce lieu pour la première fois.
Il alla se planter devant une peinture représentant la
Vierge Marie et sa mère. Les artistes italiens surpassaient de loin tous les
autres, à commencer par les Anglais. Celui-ci avait donné à sainte Anne le
visage de son épouse. Il avait su rendre sa beauté altière, son teint mat sans
défaut et ses traits empreints de noblesse. Surtout, il avait perçu la passion
sensuelle qui couvait dans le regard réservé de ses yeux noirs.
Comment comprendre que Silvia n’était plus ? Revoyant
son corps mince, Merthin se rappela combien il s’était souvent émerveillé de sa
beauté et de la perfection de ses seins. Ce corps, qu’il avait connu dans son
intimité la plus totale, reposait maintenant quelque part sous terre, se dit-il
en se représentant clairement tout ce que cela impliquait. Devant l’image que
lui renvoya son esprit, les larmes lui montèrent aux yeux. Il éclata en
sanglots.
Où est sa tombe ? s’interrogea-t-il dans
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