Un Monde Sans Fin
comprenait que la dispute entre
Merthin et Elfric dépassait de loin les questions techniques, mais qu’il
s’agissait bien d’un règlement de comptes, qu’un jeune taurillon battait en
brèche l’autorité d’un vieux taureau, et le troupeau avait tenu à assister à la
lutte.
Bill Watkin fit avancer deux gamins d’une douzaine d’années
grelottant dans leurs caleçons. C’était les deux cadets de Marc le Tisserand,
Denis et Noé. Âgé de treize ans, Denis était un garçon bien enveloppé et court
sur pattes à l’instar de sa mère, avec des cheveux de la couleur des feuilles à
la fin des beaux jours. Noé, qui avait deux ans de moins, le dépassait déjà et
promettait d’être un géant comme son père. Merthin se demanda in petto si le
petit rouquin n’était pas gêné, comme lui-même en son temps, d’avoir un frère
cadet plus grand et plus fort que lui.
L’idée le traversa qu’Elfric allait les rejeter sous
prétexte de l’amitié qui le liait à leur père, sous-entendant par là que Marc
leur avait peut-être soufflé la réponse à donner. Mais Elfric ne dit rien.
L’honnêteté du tisserand était proverbiale. S’il s’était permis de mettre en
doute son intégrité, Godwyn l’aurait fait taire sur-le-champ.
Merthin expliqua aux garçons ce qu’il attendait d’eux.
« Nagez jusqu’à la pile centrale. Arrivés là, descendez sous l’eau le long
du pilier. Vous verrez qu’il est lisse presque jusqu’en bas. Quand vous
sentirez sous vos doigts un gros tas de pierres tenues ensemble avec du
mortier, vous saurez alors que vous avez atteint la base. Descendez encore.
Quand vous atteindrez le fond de la rivière, tâtez la base du pilier avec vos
doigts. Vous ne pourrez probablement rien voir, parce que l’eau sera trop
boueuse. Mais tenez votre souffle aussi longtemps que vous le pourrez et tâchez
de faire le tour de toute la base avec vos doigts. Après, quand vous remonterez
à la surface, vous nous direz exactement ce que vous aurez découvert. »
Les gamins entrèrent dans l’eau. Tandis qu’ils s’éloignaient
du rivage, Merthin entreprit d’expliquer les choses aux habitants rassemblés
sur la berge : « Cette rivière coule sur un terrain non rocheux. Son
lit est constitué de boue. En tourbillonnant autour des piles du pont, le
courant arrache la boue qui se trouve sous les piles et il se creuse à la place
ce qu’on appelle un affouillement, c’est-à-dire un trou qui se remplit d’eau.
C’est ce qui s’était déjà produit avec l’ancien pont en bois. Ses piles en
chêne ne reposaient plus sur le lit de la rivière, mais pendaient de la
structure émergée. C’est pour ça qu’il s’est effondré. Pour éviter que ce
problème ne se répète avec le nouveau pont, j’ai spécifié qu’on entasse de
grosses pierres mal équarries autour des piles. En venant se briser dessus, le
courant se disperse dans toutes les directions et perd de sa force. Mais voilà,
on n’a pas entassé de pierres. Le sol sous les piles s’est creusé et maintenant
elles ne soutiennent plus le pont. Elles sont en suspension dans l’eau,
toujours accrochées au pont ! D’où ces fissures à la jonction du pilier et
de la voûte. »
Elfric émit un petit bruit sceptique. Les autres bâtisseurs
semblaient intrigués. Quant aux gamins, ils avaient atteint la pile centrale.
Prenant leur souffle, ils disparurent sous l’eau.
« Quand les garçons remonteront, ajouta Merthin, ils
nous diront que la pile ne repose plus sur le lit du fleuve, mais qu’elle pend
au-dessus d’une dépression, probablement assez grande pour accueillir un
homme. »
Il espérait ne pas se tromper.
Les deux garçons restèrent sous l’eau un temps étonnamment
long. Merthin lui-même n’arrivait plus à retenir son souffle. Enfin une tête
rousse émergea, bientôt suivie d’une autre, brune celle-là. Les deux garçons
échangèrent quelques mots et hochèrent la tête. Vu de loin, on pouvait croire
que leur constat était identique. Ils revinrent vers le rivage.
Merthin doutait encore de ses explications, mais aucune
autre ne lui était venue à l’esprit pour justifier la présence de ces fissures.
Si par malheur il s’était trompé, il apparaîtrait comme un parfait
imbécile ! Tant pis ! Pour l’heure, il devait afficher une confiance
inébranlable.
Les garçons atteignirent le rivage et sortirent de l’eau,
haletant et grelottant. Madge leur donna des couvertures dans
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