Un Monde Sans Fin
colère.
— Je ne peux pas m’enfuir sans m’être assuré que Caris
ne sera pas élue prieure.
— Dans ce cas, débrouille-toi pour que l’élection ne
tarde pas. Si tu n’y parviens pas, remets-la entre les mains de Dieu et quitte
la ville. »
La crainte de voir Caris élue épouvantait Godwyn autant que
la peste. « Je risque de tout perdre !
— Et moi, de te perdre ! dit-elle d’une voix
radoucie. Je ne le supporterai pas. Tu es mon seul enfant ! »
Son brusque changement de ton le força au silence. Elle
poursuivit : « Je t’en conjure, pars d’ici ! Cache-toi dans un
lieu où la peste ne t’atteindra pas. »
Bouleversé d’entendre sa mère le supplier, chose qu’elle ne
faisait jamais en quelque situation que ce soit, il répondit, pour l’obliger à
se taire : « Je vais y réfléchir.
— Cette peste, c’est comme le loup dans la forêt. Quand
tu l’aperçois, tu prends tes jambes à ton cou sans poser de
questions ! »
*
Godwyn délivra son sermon le dimanche qui précéda Noël. Il
faisait un froid sec ; de hauts nuages pâles tapissaient la voûte du ciel.
La tour centrale de la cathédrale disparaissait derrière des échafaudages de
bois et de cordes. Elfric la démolissait en partant du sommet. Sur l’esplanade
du marché, de rares clients préoccupés passaient sans s’attarder devant les
étals des commerçants frigorifiés. Les affaires n’étaient pas mirobolantes.
Plus loin, dans le cimetière, on comptait déjà plus de cent tombes nouvelles,
reconnaissables aux taches sombres qui émaillaient la pelouse.
La cathédrale était bondée. Sous l’effet de la chaleur
produite par une si nombreuse assemblée, les traces de gel que Godwyn avait
remarquées sur les murs pendant l’office de prime s’étaient dissoutes bien
avant le début de la messe. Blottis dans leurs manteaux et leurs houppelandes
couleur de terre, les fidèles ressemblaient à du bétail dans un enclos. C’était
la peur qui les réunissait dans ce lieu. Aux milliers de citadins s’étaient
joints quelques centaines de paysans venus de leur campagne rechercher aussi la
protection divine face à une maladie qui frappait déjà une famille dans chaque
rue de la ville et dans chaque hameau. Godwyn, saisi d’une compassion
inhabituelle, priait ces derniers temps avec plus de ferveur.
En temps ordinaire, seules les personnes placées aux
premiers rangs suivaient l’office avec solennité. Ceux qui étaient derrière
bavardaient avec leurs amis et leurs voisins, tandis que les jeunes s’amusaient
tout au fond. Aujourd’hui, la nef était silencieuse. Toutes les têtes étaient
tournées vers les moines et les religieuses. L’assemblée observait le rite avec
une rare attention et prononçait scrupuleusement les répons, si grande était
son espérance en la toute-puissance du Seigneur. Godwyn étudiait les visages.
La majorité d’entre eux exprimaient l’effroi. Comme lui-même, chacun se
demandait qui serait le prochain à éternuer, à saigner du nez, à être couvert
de taches violacées.
Au premier rang, il reconnut le comte William et dame
Philippa, ainsi que leurs deux grands fils, Roland et Richard, et leur fille
Odila, beaucoup plus jeune, puisqu’elle n’avait que quatorze ans. William
dirigeait le comté de la même manière que son père Roland, avec ordre et
justice, parfois aussi avec une cruelle sévérité. Son inquiétude était
visible : cette éruption de peste dans son comté était un événement auquel
il ne pouvait commander, aussi intransigeant se montre-t-il. Philippa entourait
l’épaule de sa fille d’un bras protecteur.
À côté d’eux se tenait Ralph, le seigneur de Tench. Il
n’avait jamais su cacher ses sentiments et sa terreur était manifeste. Sa
femme-enfant portait dans ses bras un bébé qu’il avait lui-même baptisé
récemment du nom de Gérald, en l’honneur de son grand-père. À côté d’elle se
tenait la grand-mère, dame Maud.
Passant à la rangée suivante, Godwyn aperçut Merthin, le
frère de Ralph. En apprenant son retour de Florence, il avait espéré que Caris
romprait ses vœux et quitterait le couvent, estimant que sa cousine lui
créerait moins d’ennuis en se mariant qu’en demeurant cloîtrée. Hélas, cela ne
s’était pas produit. Merthin tenait la main de sa petite fille italienne.
Venait ensuite Bessie la Cloche, dont le père, Paul, avait succombé à la peste
la veille.
À quelques pas de là était
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