Un Monde Sans Fin
n’aimerais pas que mon absence soit remarquée et
que l’on en conclue que je suis venue chez vous.
— C’est très bien, dit Godwyn. De toute façon, nous
nous sommes mis d’accord.
— Pas de masque ! approuva-t-elle en hochant la
tête.
— Vous ne croyez quand même pas à leur
efficacité ? s’enquit Godwyn, percevant comme une incertitude chez elle.
— Non, répliqua-t-elle, non, bien sûr ! Comment
serait-ce possible ?
— Exactement.
— Je vous remercie pour le dîner », ajouta-t-elle
encore avant de quitter les lieux.
Les choses ne s’étaient pas trop mal passées, estima Godwyn,
bien qu’il ait encore quelques inquiétudes. Et ce fut sur un ton angoissé qu’il
déclara à Philémon : « Je doute qu’Élisabeth arrive par ses propres
moyens à convaincre les gens que Caris est une sorcière.
— Nous devrions peut-être lui donner un petit coup de
pouce.
— Au moyen d’un sermon ?
— Tout à fait.
— Je vais parler de la peste dans la cathédrale.
— Peut-être vaudrait-il mieux ne pas attaquer Caris
directement, fit remarquer Philémon d’un air pensif. Évitons le grabuge. »
Godwyn en convint. Si un différend apparaissait entre Caris
et lui, il était à croire que les citadins soutiendraient celle qui apaisait
leurs souffrances.
« Je veillerai à ne pas prononcer son nom.
— Contentez-vous de semer les graines du soupçon. Les
gens tireront par eux-mêmes les conclusions qui s’imposent.
— Je blâmerai l’hérésie en général, les adorateurs de
Satan, et toutes les pratiques impures. »
Sur ces entrefaites, Pétronille fit son entrée. Les années
avaient courbé sa haute taille et elle se déplaçait à présent à l’aide de deux
cannes. Mais sa tête, bien qu’un peu penchée, se dressait encore avec assurance
sur ses épaules décharnées.
« Comment s’est passée la réunion ? »
voulut-elle savoir. C’était elle qui avait incité Godwyn à attaquer Caris et
qui avait ensuite approuvé le plan imaginé par Philémon.
« Élisabeth agira comme nous le souhaitons, lui apprit
Godwyn avec plaisir.
— Bien. Maintenant, je voudrais te parler de tout autre
chose. Nous n’aurons plus besoin de toi, Philémon », ajouta-t-elle en se
tournant vers le moine.
Mortifié, celui-ci pinça les lèvres. Volontiers coupant avec
autrui, il ne supportait pas de se voir traité de même. Il réagissait comme un
enfant réprimandé. Toutefois, il se reprit rapidement et feignit d’être amusé
par le dédain de Pétronille. « Mais naturellement, ma dame ! »
dit-il en déployant une déférence exagérée.
Godwyn le pria de se charger de l’office.
Quand il fut parti, Pétronille prit place à la grande table.
« C’est moi qui ai insisté pour que tu développes les
talents de ce jeune homme, je le sais. Néanmoins, je dois admettre
qu’aujourd’hui il me donne le frisson.
— Il m’est plus utile que jamais.
— On ne peut jamais faire confiance à un homme sans
pitié.
S’il trahit les autres, il peut te trahir aussi.
— Je m’en souviendrai », dit Godwyn. Mais il garda
pour lui le fait qu’il était à présent si lié à Philémon qu’il n’imaginait même
plus pouvoir agir sans lui. Pour changer de sujet, il proposa un bol de vin à
sa mère.
Elle secoua la tête. « Je ne suis déjà plus très stable
sur mes jambes. Assieds-toi, et écoute-moi.
— Très bien, mère. » Il prit place à côté d’elle à
la table.
« Je veux que tu quittes Kingsbridge avant que
l’épidémie n’empire.
— Cela m’est impossible. Mais vous devez partir,
vous !
— Mon sort ne doit pas entrer en considération, je n’en
ai plus pour longtemps. »
À l’idée que sa mère puisse disparaître, la panique
submergea Godwyn. « Ne dites pas ça !
— Ne sois pas bête ! J’ai déjà cinquante-cinq ans.
Regarde-moi, je ne peux même plus me redresser. Ma vie s’achève. Toi, tu n’as
que quarante-deux ans et un brillant avenir devant toi ! Tu pourrais être
évêque, archevêque, cardinal même...»
Comme toujours, l’ambition inextinguible de sa mère lui
donna le vertige. Était-il vraiment capable de devenir cardinal ? Sa mère
n’était-elle pas tout simplement aveugle ? Il n’aurait su le dire.
« Je ne veux pas que la peste t’empêche d’accomplir ton
destin.
— Vous n’allez pas mourir, mère ?
— Cesse de me placer au centre du monde !
jeta-t-elle avec
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