Un Monde Sans Fin
son clergé. Ils doutent que le pain se transforme
réellement en corps du Christ ; ils nient l’efficacité des messes pour les
âmes des morts et prétendent que c’est de l’idolâtrie que de prier devant les
statues des saints. » Ces hérésies étaient celles qui passionnaient les
étudiants en théologie d’Oxford, mais à Kingsbridge, rares étaient ceux qui
s’intéressaient à ce genre de débat. Voyant ennui et déception se peindre sur
les traits des fidèles, Godwyn fut à nouveau pris de panique. En désespoir de
cause, il assena : « Il y a des gens dans notre ville qui s’adonnent
à la sorcellerie ! »
Cette déclaration lui valut l’attention générale. Un
halètement s’échappa de toutes les poitrines.
« Nous devons demeurer vigilants et contrer toute
manifestation de fausse religion, reprit-il. Rappelez-vous que Dieu seul peut
soigner la maladie. Prière, confession, remords et communion, voilà les remèdes
que les chrétiens reconnaissent. Tout le reste est blasphème ! »
conclut-il d’une voix forte.
Mais avait-il été bien clair ? Peut-être convenait-il
d’enfoncer le clou.
« Car si Dieu nous envoie une punition et que nous
essayons d’y échapper, cela ne revient-il pas à défier Sa volonté ? Nous
pouvons prier et Le supplier de nous pardonner. Peut-être, dans sa sagesse,
Dieu décidera-t-il de nous guérir de notre maladie. Mais les soins hérétiques
ne feront qu’aggraver les choses. » L’assistance était conquise. Godwyn
s’échauffa : « Je vous préviens : les incantations magiques, le
recours aux guérisseurs, les litanies non approuvées par notre mère l’Église,
et notamment les pratiques païennes : tout cela relève de la sorcellerie
et est interdit par la sainte Église de Dieu. »
En fait, les personnes à qui s’adressait ce discours étaient
les vingt-deux religieuses debout derrière lui dans le chœur de l’église. À ce
jour, seules quelques-unes avaient exprimé leur opposition à Caris en refusant
de porter le masque. Au train où allaient les choses, celle-ci allait remporter
l’élection sans difficulté, la semaine prochaine. Pour l’éviter, Godwyn devait
faire passer aux religieuses un message qui laisse entendre clairement que les
méthodes de Caris étaient en réalité hérétiques.
« Quiconque se rend coupable de tels agissements...»
Il s’interrompit, tendu vers l’assemblée des fidèles, les
yeux rivés sur elle.
« En ville... ou au prieuré..., précisa-t-il, tourné
maintenant vers les stalles du chœur qu’occupaient moines et religieuses.
Quiconque s’adonne à de tels agissements, répéta-t-il, en reportant les yeux
sur ses ouailles, doit être absolument tenu à l’écart. »
Il prolongea sa pause, soucieux de ménager son effet :
« Puisse Dieu avoir pitié de son âme ! »
61.
Paul la Cloche fut enterré trois jours avant Noël. Tous ceux
qui se réunirent devant la terre gelée de sa tombe, en cette froide journée de
décembre, furent conviés par Bessie à venir à l’auberge boire à sa mémoire.
Elle ne voulait pas le pleurer seule. Désormais patronne des lieux, elle fit
couler à flots la meilleure bière de sa taverne. Et les mélopées que Lennie le
Violoneux tirait de son instrument à cinq cordes arrachaient aux invités des
larmes de plus en plus bruyantes à mesure qu’ils s’enivraient.
Merthin était assis dans un coin de la salle avec Lolla. La
veille, au marché, il avait acheté à un prix exorbitant une friandise
délicieuse, des raisins de Corinthe, qu’il partageait maintenant avec sa fille
tout en lui enseignant les bases du calcul. Il compta d’abord neuf grains pour
lui-même, puis en compta pour Lolla en sautant un chiffre sur deux. « Un,
trois, cinq, sept, neuf.
— Non, c’est pas ça ! » Elle riait, sachant
qu’il la taquinait. « Mais j’en ai compté neuf pour toi aussi !
— Tu en as plus que moi !
— Ça alors ! Comment cela se fait-il ? Je me
le demande !
— C’est parce que tu ne les as pas bien comptés,
bébête !
— Alors tu devrais les compter toi-même. Tu le ferais
peut être mieux que moi ! »
Bessie vint s’asseoir à leurs côtés. Elle portait sa robe
des dimanches qui la boudinait un peu. « Je peux avoir des raisins, moi
aussi ?
— Oui, mais ne laisse pas papa les compter pour
toi !
— Oh, ne t’en fais pas ! Je sais qu’il est roué,
le mâtin.
— Tiens, voilà pour toi !
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