Un Monde Sans Fin
la victoire qu’elle
remportait aujourd’hui signait sa défaite, en la tenant éloignée de ses
étreintes. Les autres membres semblaient contents. Ils la connaissaient et lui
faisaient confiance : en restant à Kingsbridge alors que Godwyn avait fui,
elle s’était acquis leur loyauté.
Elle décida d’en tirer tout de suite avantage. « En ce
jour où j’entre dans mes fonctions à la tête du prieuré, il y a trois choses
dont je voudrais m’occuper : il s’agit en premier lieu de l’ivrognerie. Aujourd’hui,
je suis tombée dans la rue sur Duncan le Teinturier ivre mort, alors que midi
n’avait pas sonné. J’estime que cela contribue à créer une atmosphère de
débauche dans la ville. En cette période d’épreuves, c’est la dernière chose
dont nous ayons besoin. »
La salle approuva chaleureusement. La guilde de la paroisse
était sous la domination des marchands les plus âgés et les plus conservateurs.
Si d’aventure ils s’enivraient le matin, ils le faisaient chez eux, à l’abri
des regards.
Caris continua : « C’est pourquoi je souhaite
donner à John le Sergent un assistant qui aura ordre d’arrêter quiconque sera
saoul pendant la journée. Les personnes interpellées pourront être gardées en
prison jusqu’à ce qu’elles retrouvent leurs esprits. »
Même Elfric approuva.
« En second lieu, il y a la question des biens dont les
propriétaires sont décédés sans laisser d’héritiers. Ce matin, j’ai découvert
Joe le Forgeron et Toby Peterson se battant pour trois poulets ayant appartenu
à Jack, le marchand des quatre saisons. »
L’idée que des adultes puissent en venir à échanger des
horions souleva les rires.
« En principe, rappela Caris qui avait creusé la
question, la loi veut que la propriété sur ces biens revienne au seigneur du
manoir. À Kingsbridge, ce terme correspond au prieuré.
Toutefois, pour éviter que le monastère ne se transforme en
resserre à chiffons, je propose que cette loi ne s’applique qu’aux héritages
dont la valeur est supérieure à deux livres. Les voisins les plus proches
devront fermer la maison pour s’assurer que rien n’y sera dérobé. Un inventaire
sera ensuite établi par le prêtre de la paroisse qui entendra également les
revendications des créanciers s’il y a lieu. En l’absence de prêtre, que l’on
vienne me chercher. Les dettes payées, les effets personnels du défunt,
vêtements, meubles, victuailles et boissons, seront partagés entre ses voisins.
Quant aux sommes en espèces, elles reviendront à la paroisse. »
À son tour, cette proposition fut approuvée par une large
majorité avec force marmonnements et hochements de tête.
« Pour terminer, reprit Caris, j’ai trouvé une
orpheline de treize ans en train de vendre ses charmes à la porte du Cheval
blanc parce qu’elle n’avait rien à manger. Il s’agit d’Ismay. Quelqu’un peut-il
m’expliquer comment une chose pareille est possible dans une ville de
chrétiens ? dit Caris avec force en promenant sur la salle un regard
provocateur. Toute sa famille est morte. N’avait-elle pas d’amis ou de
voisins ? Qui laisse un enfant mourir de faim ?
— Ismay Taylor ? Elle est plutôt mal élevée, la
gamine ! ronchonna Édouard le Boucher.
— Ce n’est pas une excuse. Elle n’a que treize
ans !
— Je veux dire qu’on lui a peut-être proposé de l’aider
et qu’elle a refusé.
— Depuis quand demande-t-on leur avis aux
enfants ? Il est de notre devoir à tous de prendre soin des orphelins. À
quoi vous sert votre religion, si ce n’est pas à cela ? »
Une expression penaude se répandit sur tous les visages.
« À l’avenir, quand un enfant perd ses parents, je veux
que ses deux voisins les plus proches me l’amènent. Ceux qui ne pourront pas
être placés dans une famille seront accueillis au prieuré. Les filles
habiteront au couvent. Le dortoir des moines sera dévolu aux garçons. Le matin,
ces enfants seront instruits ; l’après-midi, ils se rendront utiles. »
Là aussi, l’adhésion fut générale.
Elfric prit la parole. « Avez-vous terminé, mère
Caris ?
— Je crois. À moins que quelqu’un souhaite discuter de
ces propositions. »
Personne ne voulut s’exprimer. Comme l’assistance commençait
à manifester son désir de clore la séance, Elfric reprit : « Certains
d’entre vous se souviennent peut-être de m’avoir élu prévôt de la
guilde », lança-t-il
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