Un Monde Sans Fin
bœufs, d’un
troisième par l’église.
Voilà le plan qu’avait imaginé Harry pour empêcher Ralph de
les emmener, Wulfric et elle, comprit Gwenda. Dans la situation présente, ce
moyen était très efficace.
« Dépose l’enfant à terre, seigneur Ralph, et que la
paix t’accompagne ! » ordonna Carl.
Pour Ralph, céder signifiait perdre la face. Pour un
chevalier digne de ce nom, qui plaçait son honneur plus haut que tout, et
n’hésitait pas à piétiner la loi au besoin, c’était une abomination. En
réalité, c’était une question de vanité : plutôt la mort que
l’humiliation !
L’espace d’un moment, tous les acteurs de la scène
demeurèrent figés dans l’expectative : le seigneur et l’enfant resté sur
l’encolure du cheval, les villageois brandissant leurs outils et les bœufs
indécis.
Ralph déposa Sam par terre.
Les larmes montèrent aux yeux de Gwenda.
Sam courut vers elle et lui entoura la taille de ses bras,
pleurant dans son giron.
La tension se relâcha. Pelles et houes s’abaissèrent.
« Hop ! Hop ! » cria Ralph en tira sur
ses rênes. L’animal se cabra. Il l’éperonna. Le cheval se rua sur la foule qui
s’éparpilla en bonds éperdus. Alan s’élança à sa suite, laissant derrière lui
des paysans écroulés dans la boue, cul par-dessus tête, et se piétinant l’un
l’autre. Par miracle, aucun d’eux ne le fut par les chevaux.
Ralph et Alan traversèrent le village au galop en riant aux
éclats, comme si toute cette scène n’avait été qu’une farce.
Mais en vérité le seigneur avait été humilié.
Par conséquent, il reviendrait, cela ne faisait pas l’ombre
d’un doute.
68.
Douze ans s’étaient écoulés depuis le jour où Merthin était
venu à Château-le-Comte, à la demande du comte Roland qui voulait faire bâtir
un nouveau château digne de son statut en lieu et place de sa vieille
forteresse, devenue inutile dans un pays en paix. Il avait refusé, préférant se
consacrer au nouveau pont de Kingsbridge. Apparemment, le projet de rénovation
avait été ajourné car la muraille octogonale et les deux ponts-levis étaient
toujours là, ainsi que le vieux donjon, lové dans la dernière enceinte, où la
famille vivait comme des lapins au fond d’un terrier qu’aucun renard n’assiège.
Les lieux n’avaient pas changé depuis l’époque de dame Aliena et de Jack le
Bâtisseur.
Si Merthin s’y rendait aujourd’hui, c’était pour accompagner
Caris, convoquée par la comtesse. Le comte William, en effet, était tombé
malade et dame Philippa craignait qu’il ne s’agisse de la peste.
À cette nouvelle, Caris avait été consternée. Elle croyait
l’épidémie enrayée. Depuis six semaines, personne n’en était mort à
Kingsbridge. Elle avait donc pris la route sans perdre un instant. Hélas, le
messager avait mis deux jours pour venir de Château-le-Comte à Kingsbridge et
il lui en avait fallu à elle-même deux autres pour effectuer le trajet inverse.
Le comte devait être aux portes de la mort, s’il n’était pas déjà décédé.
« Je ne vois pas ce que je pourrai faire, sinon lui donner de l’essence
d’opium pour soulager son agonie, dit Caris alors qu’ils chevauchaient.
— Tu feras bien plus que cela, répondit Merthin. Tu es
calme et savante, ta présence est un réconfort. Tu emploies des mots que les
gens comprennent : gonflement, trouble, douleur. Tu ne cherches pas à les
impressionner avec des expressions, comme « humeurs », qui les
terrorisent et leur font seulement toucher du doigt leur ignorance et leur
impuissance. Quand tu es là, ils savent que l’impossible sera tenté pour les
sauver, et c’est exactement ce qu’ils attendent de toi.
— J’espère que tu dis vrai. »
Merthin était bien en deçà de la vérité. Caris avait
effectivement un talent indéniable pour rassurer les malades. Combien de fois
n’avait-il pas vu des patients terrifiés – des hommes aussi bien que des femmes
– se changer soudainement en êtres raisonnables et capables d’assumer leur
destin après avoir passé seulement quelques instants avec elle ?
Depuis l’épidémie de peste, une espèce de réputation
surnaturelle entourait la mère prieure ; on la prenait volontiers pour une
sainte. Des lieues à la ronde, la nouvelle s’était répandue qu’après le départ
des moines, Caris et les religieuses s’étaient consacrées aux malades avec un
dévouement inlassable,
Weitere Kostenlose Bücher