Un Monde Sans Fin
Peut-être en arriverez-vous à
penser comme moi.
— Il ne s’agit pas de cela ! Veuve d’un comte
décédé sans héritier, je serai tenue d’épouser l’homme que le roi choisira pour
moi. Et il ne se préoccupera pas de connaître mes sentiments. Son seul souci
sera de placer à la tête du comté un vassal qui lui convienne.
— Je comprends », répondit Merthin. L’aspect
politique de la question ne l’avait pas effleuré, il n’en avait envisagé que le
côté sentimental et comprenait qu’un remariage arrangé puisse être détestable
pour une veuve qui avait aimé d’amour son premier époux.
Dame Philippa enchaînait déjà : « Que c’est mal de
ma part d’évoquer cette question alors que William respire encore. Je ne sais
pas ce qui m’a pris. »
Merthin lui tapota les mains avec compassion. « C’est
tout à fait compréhensible. »
La porte en haut de l’escalier s’ouvrit sur une Caris en
train de se sécher les mains avec une serviette. Soudain gêné de son geste,
Merthin fut tenté de s’écarter de dame Philippa. Il résista à cette impulsion
que Caris pouvait interpréter comme un aveu de culpabilité. Mais celle-ci ne
réagit pas à la vue de leurs mains jointes. Elle descendit les marches tout en
détachant son masque. Ce fut avec un sourire à son adresse que Merthin
s’informa de l’état des malades.
Philippa retira sa main lentement.
« Ma dame, dit-elle doucement, j’ai la grande tristesse
de vous annoncer que le comte n’est plus. »
*
« Il me faut un autre cheval », déclara Ralph
Fitzgerald. Griff, son fougueux palefroi bai, se faisait vieux. Il s’était
foulé le postérieur gauche et la blessure avait mis des mois à guérir. Et voilà
qu’il recommençait à boiter de la même jambe. Ralph en était fort marri. Griff
était sa monture préférée. Il la tenait du comte Roland, qui la lui avait
offerte alors qu’il était tout jeune écuyer. Il l’avait gardée depuis,
l’emmenant dans toutes ses guerres contre les Français. Il pourrait encore le
monter quelques années pour parcourir son domaine à une allure modérée, pour
effectuer de courts trajets d’un village à l’autre, mais le temps où il
chassait avec lui était désormais révolu.
« Si nous allions demain au marché de Shiring en
acheter un autre ? » proposa Alan Fougère.
Ils étaient à l’écurie, en train d’examiner le boulet de
Griff. C’était un lieu que Ralph aimait pour son odeur de terre, pour la force
et la beauté des chevaux qui l’occupaient et pour les hommes frustes qui
s’adonnaient à des tâches uniquement physiques. Cela le ramenait au temps de sa
jeunesse, quand le monde lui paraissait si simple.
Il ne répondit pas tout de suite. Son écuyer ignorait un détail
capital : il n’avait plus d’argent.
La peste l’avait d’abord enrichi, grâce aux taxes perçues
sur les mutations. En effet, des terres jadis transmises une fois par
génération – et ce de père en fils – avaient soudain changé de mains à
plusieurs reprises en l’espace de quelques mois et, chaque fois, il avait
touché l’impôt. Celui-ci consistait le plus souvent en une somme fixe, versée
en argent sonnant et trébuchant, qui pouvait, parfois, être remplacée par la
meilleure bête du troupeau. Hélas, la terre n’avait bientôt plus été cultivée
en raison du manque de bras. Les cours des produits agricoles avaient chuté et
les revenus de Ralph s’en étaient trouvés considérablement diminués, que
l’impôt lui soit versé en espèces ou en nature.
Quand un chevalier en vient à ne plus pouvoir s’offrir un
cheval, la situation est grave ! se dit-il amèrement. Puis il se rappela
que Nathan le Bailli devait venir à Tench le jour même, apporter les
cotisations trimestrielles de Wigleigh. Ce village était tenu de fournir chaque
printemps vingt-quatre agneaux d’un an à son seigneur. En les vendant au marché
de Shiring, il aurait de quoi s’offrir un palefroi, à défaut d’un cheval pour
la chasse. « C’est une idée, dit-il à Alan. Allons voir si le bailli de
Wigleigh est arrivé. »
À peine entré dans la maison, il perdit sa bonne humeur.
Depuis la naissance voilà trois mois de son héritier pétulant de santé et
prénommé Gerry en l’honneur de son grand-père, une détestable atmosphère
féminine avait envahi le vestibule. Assise auprès du feu, Tilly était occupée à
l’allaiter. Elle était vaillante, elle
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