Un Monde Sans Fin
Philippa pour devenir comte. »
Cette information pétrifia Ralph aussi sûrement que si la
foudre l’avait frappé. Depuis sa tendre jeunesse, il caressait le rêve
d’épouser dame Philippa. Brusquement, ses deux ambitions les plus folles
étaient sur le point de se réaliser.
À un détail près, cependant : il était lui-même
marié ! Désappointé, sieur Gérald se laissa retomber sur son siège en
marmonnant : « Dans ce cas, l’affaire est réglée. »
Ralph regarda Tilly qui donnait le sein à l’enfant en
pleurant à chaudes larmes. Avec ses quinze ans et ses cinq pieds de haut, elle
se dressait telle une muraille entre ses rêves et lui.
Un flot de haine l’inonda.
*
Les funérailles du comte William furent célébrées par
l’évêque Henri dans la cathédrale de Kingsbridge en la présence de l’unique
moine du monastère, frère Thomas. Les religieuses chantèrent les cantiques.
Dame Philippa et damoiselle Odila suivirent le cercueil, emmitouflées dans des
épaisseurs de voiles noirs. Ralph jugea que les obsèques, malgré leur
solennité, n’avaient pas la majesté que l’on était en droit d’attendre d’une
telle cérémonie. Y manquait ce sentiment essentiel et constitutif des
événements historiques, du temps qui s’écoule tel un fleuve. Elle montrait
seulement qu’en cette époque de mort omniprésente, les grands de ce monde
n’étaient pas épargnés.
Il se demanda s’il y avait dans l’assistance un fidèle
contaminé qui propageait la maladie par son souffle ou par les rayons
invisibles émanant de ses yeux. Cette pensée le bouleversa, lui qui avait
appris à dominer sa peur sur les champs de bataille et qui avait affronté la
mort maintes fois ! Mais la peste était un ennemi contre lequel l’homme
était impuissant. Elle arrivait par-derrière et vous frappait de son long
couteau pour disparaître aussitôt. Ralph frissonna et tenta de chasser cette
pensée.
Près de lui se tenait un homme d’une taille tout à fait
impressionnante, en qui il reconnut Grégory Longfellow, l’avocat qui avait
défendu la ville de Kingsbridge dans différents procès. Il appartenait
maintenant au conseil du roi, un groupe d’experts triés sur le volet qui
conseillaient le monarque non pas sur ce qu’il devait faire, cela étant la
prérogative du Parlement, mais sur la façon dont les décisions devaient être
accomplies.
Les décrets royaux étaient souvent lus au cours des offices
religieux, à l’occasion de cérémonies solennelles. L’évêque Henri profita donc des
funérailles célébrées ce jour pour évoquer un nouveau décret désigné sous le
nom d’« ordonnance des travailleurs ». Sieur Grégory devait en avoir
apporté copie avec lui et avoir décidé de rester à Kingsbridge pour juger des
réactions qu’il soulevait.
Ralph prêta une oreille attentive au discours de l’évêque.
Il n’avait jamais été convoqué au Parlement, mais il avait discuté de cette
crise des journaliers avec deux de ses membres : le comte William, qui
siégeait à la Chambre des seigneurs, et sieur Peter Jeffries, qui représentait
le comté de Shiring à la Chambre des communes. Le problème lui était donc
connu.
« Tout homme doit travailler pour le seigneur du
village dont il est originaire et ne peut déménager ailleurs ni ne peut
travailler pour un autre maître sans avoir été au préalable libéré de ses
obligations par son seigneur », déclara l’évêque.
Ralph se réjouit. Avant la peste, la contrée n’avait jamais
connu de pénurie de main-d’œuvre. Au contraire, dans bien des villages, c’était
le travail qui manquait. Quand les paysans sans terre se retrouvaient sans
emploi, ils quémandaient la charité auprès de leur seigneur, ce qui était une
gêne pour celui-ci, qu’il accepte ou refuse de leur venir en aide. Si
d’aventure les serfs décidaient de s’établir ailleurs, le seigneur s’en
trouvait bien soulagé. Le nouveau décret, qui obligeait les journaliers à
demeurer sur leur terre d’origine, aurait été jadis une entrave pour le
seigneur. Dans les circonstances présentes, ces culs-terreux se permettaient de
faire la loi en matière de salaires. Pareille situation ne pouvait être tolérée
plus longtemps.
Des murmures d’approbation accueillirent les propos de
l’évêque. Ils n’émanaient pas des habitants de Kingsbridge, mais des nombreux
hobereaux venus tout spécialement de leur campagne pour assister aux
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